Collection Syndromes (2) - Le Syndrome du Jour d'Avant (le SJA donc 😎)

Ou quand le·la relou·e de vacances tente de sauver les apparences in extremis...

Collection Syndromes (2) - Le Syndrome du Jour d'Avant (le SJA donc 😎)

(une proposition Ă  retrouver dans nos bullshit articles)

Dans la grande saga des syndromes contemporains, aprĂšs celui de la verrine - symptĂŽme estival oĂč une anecdote insignifiante se voit soudain propulsĂ©e, Ă  la maniĂšre d’un besoin fondamental dans la pyramide de Maslow, au rang de dĂ©bat de sociĂ©tĂ© - abordons un autre spĂ©cimen, lui aussi nĂ©gligĂ© et jamais thĂ©orisĂ© : Le Syndrome du Jour d’Avant.

Mais quel est-il ? MalgrĂ© son nom prĂ©monitoire, oubliez toute dimension biblique : il est d’une banalitĂ© affligeante, et je suis presque sĂ»re que vous en avez dĂ©jĂ  fait l’expĂ©rience.

D’abord, le contexte : principalement les vacances. Certes, il pourrait surgir ailleurs, pour peu qu’il y ait collectivitĂ©, mais c’est bien dans ce laboratoire grandeur nature qu’il dĂ©ploie toute sa puissance.

Ensuite, l’élĂ©ment clĂ© : un·e vrai·e relou·e. Attention, je ne condamne personne, nous le sommes tous un peu, Ă  nos heures et les formes sont multiples. Mais dans le cas prĂ©sent, les caractĂ©ristiques de notre spĂ©cimen sont plutĂŽt constantes : humeur versatile, motifs d’agacement parfaitement obscurs (ou contrariĂ©tĂ© structurelle, c’est selon), mais surtout conviction inĂ©branlable que tout le monde doit en profiter.
C’est d'ailleurs ce dernier point qui m'a toujours sidĂ©rĂ©e et qui en constitue LE trait essentiel (et ça nous n'en sommes pas tous capables) : Car quel aplomb ! Quelle foi faut-il avoir en sa propre centralitĂ© pour imposer ses Ă©tats d’ñme, jusqu’à les transformer en mĂ©tronome du sĂ©jour, au mĂȘme titre que les repas ou les marĂ©es.

Le plus pervers, c’est que la.e dit.e relou.e n'est pas toujours dĂ©tectable Ă  l'avance. Il.elle peut ĂȘtre trĂšs bien ce·tte super pote avec qui vous vous rĂ©jouissiez de partir, absolument charmant.e en d'autres lieux.

Alignement généralisé de l'humeur

S et moi en avons fait plus d’une fois l’amĂšre expĂ©rience, toujours avec le mĂȘme constat Ă©bahi. Mais pourquoi, et au bĂ©nĂ©fice de qui, s’applique-t-il·elle Ă  distiller une telle ambiance de merde ?
(NB : perso, ce genre de relou·e m’a toujours fait un peu peur. Je n’ai jamais eu le courage de lui poser directement la question. Alors, si quelqu’un a la rĂ©ponse
)

Car dans les faits, le·la relou·e rĂ©ussit bel et bien Ă  vous pourrir les vacances. Et Ă  part ce goĂ»t douteux pour la centralitĂ©, je doute qu’il·elle en tire un vrai bĂ©nĂ©fice.
Quoique

Car que reste-t-il comme option pour celles et ceux qui la.e subissent ? S’aligner, se plier au maximum pour Ă©viter la tempĂȘte, ou tenter d’apaiser en cĂ©dant sur ce qu’on suppose ĂȘtre la cause du problĂšme ? Suppositions seulement car le propre de ces relou·e·s est aussi de maintenir le collectif dans une zone opaque, oĂč chacun marche sur des Ɠufs.
Et oĂč tout le monde s’ajuste...

D'abord, il y a le ou la partenaire qui fait mine de rien, mais dont on devine qu’il·elle redouble d’attentions pour calmer le·la relou·e (enjeu de couple ?). Puis tous les autres qui, alors que les langues se dĂ©lient Ă  voix basse, s’agacent entre eux, mais qui prĂ©fĂšrent souvent ne pas envenimer, par peur du clash qui condamnerait dĂ©finitivement les vacances.

⚠ Erreurs Ă  Ă©viter :

S’ajuster, passe encore. Mais surtout, ne jamais adopter la stratĂ©gie du/de la conjoint·e (qui, lui/elle, pense dĂ©jĂ  Ă  ses arriĂšres, son aprĂšs-sĂ©jour) et, dans un grand Ă©lan de misĂ©ricorde - ou par vieux fantasme inassouvi d’une carriĂšre au GIGN - se mettre Ă  couvrir le·la relou·e d’attentions, de compliments et de flatteries.
Grave erreur. Et double. D’abord parce que, le faisant, on nourrit la bĂȘte qui n’a dĂšs lors aucune raison de s’arrĂȘter (aprĂšs tout, devenir le centre des attentions est probablement son but inavouĂ©). Ensuite parce qu’on dĂ©clenche alors la colĂšre du reste du groupe, qui, en silence (mais pour combien de temps ?), crie Ă  l’injustice.

... jusqu’au fameux Avant-dernier jour

LĂ , miracle..., sourire retrouvĂ©, attention aux autres, curiositĂ© (presque) sincĂšre
 ou encore, le retour soudain de la personne d’avant, celle avec qui on se rĂ©jouissait de partir.

Mais que s’est-il passĂ© ?
La psychologie basique dirait : soulagement. Enfin, la fin approche !
Et c’est vrai, collectivement, tout le monde se dĂ©tend. L’accalmie est accueillie comme une vraie bĂ©nĂ©diction. D'ailleurs, personne ne saisit l’occasion de rĂ©gler ses comptes : « Ah tiens, te voilĂ  soudain tout aimable ? HĂ© bien non, tu sais quoi ? Tu m’as pourri la semaine et je te maudis Ă  vie ! » C’est Ă©videmment ce que je pense et ce que je rĂȘve de dire
 mais ce que j’offre Ă  la place, c’est un sourire.

Car derriĂšre cette dĂ©tente gĂ©nĂ©rale, il y a plus. Ce revirement soudain, tout comme l’acceptation tacite du groupe, fonctionne comme un ajustement de façade, une maniĂšre de sauver l’image d’un sĂ©jour « rĂ©ussi ».
Erving Goffman l’a bien montrĂ© : nous cherchons avant tout Ă  prĂ©server la face, la nĂŽtre comme celle du collectif. Le « jour d’avant » agit comme un mĂ©canisme de rééquilibrage : peu importent les tensions accumulĂ©es, ce dernier moment réécrit la mĂ©moire commune en version « vacances correctes », presque agrĂ©ables.
C’est le coup de vernis final : un rituel de clĂŽture qui blanchit les rancunes et permet Ă  chacun de repartir avec l’illusion rassurante d’avoir partagĂ© un moment harmonieux. Comme si, Ă  dĂ©faut de vacances heureuses, il fallait au moins en donner l’apparence.
Peut-ĂȘtre est-ce mĂȘme la rĂšgle implicite de toute vie en commun : peu importe ce qui s’est rĂ©ellement jouĂ©, la mĂ©moire collective prĂ©fĂšre arrondir les angles et transformer les tensions en image illusoire prĂ©sentable.

L'avant-dernier jour ? une analyse philosophique avec Gilles Deleuze !

Dans son abĂ©cĂ©daire pour la lettre "B -boisson", Deleuze s'interroge sur la signification du "dernier verre" pour l'alcoolique. Il montre alors, que si il peut supporter tous les verres, l'alcoolique porte surtout son attention au dernier, le verre ultime oĂč fatalement il s'Ă©croulera, finira Ă  l'hĂŽpital etc. Deleuze conclut que l'alcoolique stratĂ©giquement en vient Ă  Ă©valuer jusqu'oĂč il peut aller pour Ă©viter cette fin fatidique (il dit d'ailleurs "j'arrĂȘte quand je veux") : il ne s'arrĂȘtera pas donc au dernier verre mais Ă  l'avant-dernier verre !

On voit bien sĂ»r l'analogie avec notre relou.e : poursuivre jusqu'au dernier jour son Ă©tat d'humeur variable pourrait achever la communautĂ© qui se dissoudrait (comme l'alcoolique qui s'Ă©croule), ou la liguer dĂ©finitivement contre lui.elle et interdire la possibilitĂ© d'une prochaine fois, donc d'ĂȘtre de nouveau relou. PrĂ©server la paix sociale (et pour renouveler plus tard la relou-itude) , c'est donc s'arrĂȘter Ă  l'avant-dernier jour...

(pour le texte complet de Deleuze sur la boisson, voir cet extrait vidéo de l'abécédaire ici)

Conseil SDD : Les vacances de la Toussaint viennent de commencer. Profitez-en pour vous échauffer avant celles de Noël : le niveau de difficulté va grimper, avec en bonus les névroses familiales qui feront leur grand retour sur scÚne !


Goffman, Erving (1973). La Mise en scĂšne de la vie quotidienne. Tome 1 : La PrĂ©sentation de soi. Paris : Les Éditions de Minuit.
Goffman, Erving (1974 / trad. fr. 1991). Les Rites d’interaction. Paris : Les Éditions de Minuit.