Combien valons nous : Et si Tinder n’était que l’expression modernisée de la vieille mécanique sociale du goût et du tri ?

Cette mécanique — se juger, s’évaluer, se comparer, se noter intérieurement — n’est-elle pas, au fond, au cœur de toutes nos interactions humaines ?

Combien valons nous : Et si Tinder n’était que l’expression modernisée de la vieille mécanique sociale du goût et du tri ?

Dans l'Enfer de Tinder, Stéphane relevait l’implacable symbolique du Swipe : à droite ou à gauche, un simple geste qui recycle le vieux script biblique du Jugement Dernier.

Mais avant ça que se passe-t-il ? Comment procédons-nous à notre choix ? Parce que n'est pas Dieu qui veut, c'est quand même pas rien ce geste pour sauver une poignée d'élus parmi tous ces futurs damnés (Enfin ça, c'était ma stratégie, hein ? Les hommes ont apparemment le geste plus large 🙄). Hé bien ici aussi le script est respecté et, quel que soit notre degré de sélection, le verdict ne doit rien au hasard : le.a malheureux.se voit son âme (bon, d’accord son profil) minutieusement évaluée au filtre de moult critères (bon, a priori pas tout à fait ceux du Jugement Dernier, mais après tout, qu’en savons-nous ?). Une différence néanmoins avec ladite fin des temps : Tinder nous bâcle le travail et, grâce à un redoutable algorithme, il s’arroge le droit divin d’évaluer au préalable notre « désirabilité sociale ». J'avoue... dit comme ça c'est un peu dur. C'est sûr qu'à l'occasion du jugement dernier — enfin d'après ce qu'on nous en dit — Dieu juge ses ouailles équitablement. Alors que là, les utilisateurs de Tinder sont soumis à une vaste entreprise d’évaluation obscure.

L'amour sous algorithme - Judith Duportail

En 2017, la journaliste française Judith Duportail entreprend une démarche inédite : Curieuse de comprendre comment les profils qui lui étaient proposés étaient sélectionnés, elle demande à Tinder, en vertu du règlement européen sur la protection des données (RGPD), l’ensemble des informations que l’application a collectées sur elle. Elle a reçu... 800 pages, un roman fleuve en quelque sorte, de données intimes : messages, localisations, "likes" Facebook, heures de connexion, préférences déclarées ou non.
De cette sidération naît une enquête journalistique, d’abord sous forme d’article publié dans The Guardian, puis sous forme de livre : L’Amour sous algorithme, où elle décortique la mécanique amoureuse des applis, les biais des algorithmes, et cette étrange manière de transformer nos émotions en données exploitables.

Judith Duportail, “I asked Tinder for my data. It sent me 800 pages of my deepest, darkest secrets”, The Guardian, 26 septembre 2017.

Judith Duportail, L’Amour sous algorithme, Éditions Goutte d’Or, 2019.

Mais finalement, cette mécanique — se juger, s’évaluer, se comparer, se noter intérieurement — n’est-elle pas, au fond, au cœur de toutes nos interactions humaines ? Tinder ne ferait que reproduire — certes dans sa forme la plus nue, la plus automatisée — la violence ordinaire de notre propre tribunal social. L’application s’en défend, arguant que son algorithme vise avant tout à affiner nos préférences pour nous proposer de meilleures suggestions. Certainement… Mais cette ligne de défense masque une double problématique : d’un côté, la réduction de notre intimité en données exploitables ; de l’autre, une logique marchande qui ne cherche pas seulement à nous satisfaire, mais à nous retenir. Et c’est essentiellement cette instrumentalisation du désir qui me semble profondément problématique.

Car sinon, soyons honnêtes : hormis ce dernier point, nos comportements d’évaluation interpersonnelle ne sont pas si différents — et nos critères de jugement, pas toujours très avouables. Moi, par exemple, j’ai pu me montrer radicale pour des détails qui m'ont instantanément fait fuir : une paire de chaussures carrées pointues ; une entrée dans la mer, interminable..., ponctuée de petits sauts et de gestes précautionneux pour s’habituer à la température ; des liaisons grammaticales improbables (tentative complètement vaine voire contreproductive de me prouver une bonne éducation — la fameuse "bonne volonté culturelle" de Bourdieu) ; ou encore, l’impudeur d’un corps trop expressif, s'agitant, s’étirant et craquant pour occuper douteusement tout l'espace. En retour, j'imagine un tribunal tout aussi cinglant, on a certainement pu me trouver trop grande, trop bavarde (une fâcheuse tendance à pérorer — ah mais tais toi donc, idiote ! — quand le vide s'installe), trop "je suis une meuf qui assure" (pour de faux)..., même s'il m'a souvent semblé être plutôt épargnée dans ces modalités de rencontres là.

Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979.

Mais, pour revenir à Tinder, contrairement aux reproches qu’on lui adresse souvent, j’ai eu l’impression que les possibilités de rencontres y dépassaient largement l’homogamie qui s’opère naturellement quand on fréquente les mêmes cercles sociaux, qu’ils soient amicaux ou professionnels. J'ai finalement assez peu rencontré mais j'ai communiqué avec tout un tas de profils invraisemblables, mon avantage étant une curiosité plus forte qu'un désir absolu de séduire ou d’être séduite. Ma vraie frustration, en revanche, est venue d’un pragmatisme implacable et d’une absence criante de curiosité en retour. Et, de la même manière que les gens reproduisent des patterns en séduction, l’estampille “Tinder” inscrit pour beaucoup la communication dans un cadre redoutablement restreint. Optimisé. Codé. Et tragiquement économe.

Cette tendance au pragmatisme et à l’économie dans les échanges — où l’on va droit au but, où l’on dose son intérêt, où l’on évite de “perdre du temps” — a été largement explorée par la sociologue Eva Illouz, notamment dans Pourquoi l’amour fait mal. Selon elle, les logiques du capitalisme se sont insidieusement glissées dans nos façons d’aimer : on sélectionne, on optimise, on swipe comme on consomme. Pas par cynisme, mais par simple imprégnation culturelle. Même le sentiment devient stratégique. On rationalise le désir. On “benchmarke” l’amour.

Eva Illouz, Pourquoi l'amour fait mal : L'expérience amoureuse dans la modernité, trad. Frédéric Joly, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2012.

Il faut croire que de mon côté je n'ai jamais ni favorisé la rationalité, ni cherché à optimiser quoi que ce soit en matière de rencontre, mais — malheureusement à certains égards — j'ai toujours été désespérément nulle pour capitaliser quoique ce soit. Pas vénale pour un sou la meuf, ni utilitariste, ni pragmatique. Juste authentiquement curieuse et sincèrement intéressée, au risque que mon intérêt, dans un monde où rien est donné au hasard, devienne parfois suspect.

Reste à voir comment cette logique de l’évaluation — sociale, affective, professionnelle ou symbolique — s’insinue ailleurs... loin des applis de rencontre, mais peut-être, finalement…, pas si loin du swipe (qui nous offre — ne serait-ce que quelques instants — ce petit frisson de toute-puissance 😇).