De la parole au capital : l’économie cachée du langage

De "ça va, je gère..." à la notion de "capital sexuel" : comment la pensée capitaliste a envahi nos imaginaires et notre langage

De la parole au capital : l’économie cachée du langage

J'assiste à une conversation à une terrasse de café :

Le père : "Tu sais, ma chérie, maman et moi, on va se séparer, c'est mieux pour tous les deux." L'ado : "C'est mieux peut-être vous deux, mais moi, qu'est-ce que j'y gagne ?"

Je me suis rappelé cette conversation, vaguement gêné par cette question de l'ado, comme si, dans la vie sociale, il était toujours question de perdre ou gagner quelque chose, que rien n'est gratuit. Puis je me suis mis à repérer à travers d'autres expressions comment cette pensée - appelons-la capitaliste - transparait justement dans le langage. Car si l'on y regarde bien, l'usage de ces expressions est très général...
Ne vous méprenez pas ! Je n'écris pas ça en grand méchant marxiste redresseur de tort, ce lexique marchand a en vérité envahi le langage courant et personne n'y échappe, même pas moi évidemment !

Le slogan de L'Oréal (1971)

Extension du vocabulaire managérial : tout est optimisation par la gestion

Un petit jeu pourrait être d'ailleurs d'essayer de traquer ces expressions...
Alors pour commencer, le verbe gérer a vraiment une place à part, on le retrouve partout : "gérer son image, sa relation; gérer les restes;  ça va, je gère". Avec Gérer, c’est l’univers tout entier qui bascule dans la gestion, et partout les gestionnaires se chargent de vous assécher les rêves, qui ne produisent aucune valeur ajoutée.  
Le monde marchand apparaît aussi dans les rapports de production. J’ai entendu deux étudiants parler d’un devoir à rendre : « Il va falloir qu’on commence à produire. » Produire ! Comme si le moindre texte était déjà une marchandise. La comptabilité n’est jamais loin : il y a des acheteurs, des vendeurs, une offre et une demande. Et nos relations sociales se formulent désormais en termes d’échanges et de transactions : « C’était sympa, on a pas mal échangé », « je n’achète pas ton idée », ou encore « j’ai bien rentabilisé mon week-end ».

Monétiser nos passions

De la même manière, la langue du rendement et de la performance s’est invitée dans la vie quotidienne : rentabiliser son temps libre, monétiser sa passion. Foucault avait montré que l'individu est de plus en plus "entrepreneur de lui-même", et c'est vrai que la digitalisation/liquidation du travail, et la souplesse permise par les plateformes d'échange de services, nous proposent toujours plus d'optimiser nos ressources. Mon appartement est vide : sur AirBnB ! Un peu de temps libre : je deviens superprof pour partager/monétiser ma passion...

L'épisode Nosedive de la série Black Mirror, où l'enfer de la "note sociale"

Charlotte l'évoquait ici (combien valons-nous ?) : tout est évaluation dans la vie sociale, et cette tendance s'accroît encore avec les plateformes de mise en relation entre particuliers où l'on note et on est noté simultanément : noter/scorer vos partenaires sur Tinder, vos conducteurs sur BlaBlaCar... Le système de note de Tinder est fondé par exemple sur le système des scores des joueurs d'échecs, le système Elo. Cette passion du scoring avait été présentée dans un Nosedive, un épisode célèbre de Black Mirror, univers dystopique où tout acte social est évalué et noté, de Jack qui vous vend un cookie à la dame qui vous sourit dans la rue. L'idéologie sous-jacente de ce système d'enregistrement des scores se fonde notamment sur le système financier où les risques sont évalués en permanence : votre note va déterminer par exemple le taux auquel vous emprunterez, etc.

Si nos activités quotidiennes sont perçues dans leur dimension économique, si la nouvelle logique sociale vise de plus en plus à évaluer et mesurer les actes de chacun, on comprend que notre langage quotidien révèle cette évolution.

L'économie du couple

La marchandisation dans le langage est aussi particulièrement sensible dans les relations de couple, peut-être parce que c'est la sphère où ce que l'on peut gagner ou perdre peut le mieux s'évaluer. En caricaturant à peine le discours des coachs contemporains en séduction, je peux alors tenir le discours suivant : Je vais capitaliser sur mon expérience, mes échecs et succès passés afin de maximiser mes chances pour mon prochain date car j'ai bien appris à me vendre sur Tinder ! "Attends, je ne suis pas idiot, je vais vérifier ce que j’y gagne : pas d'investissement affectif et au secours la charge sexuelle ! Je ne lui dois rien, je ne suis pas en dette..." C'est comme ça, c'est la règle sur le marché du cul !

Les formes du capital

Le mot Capital a évidemment un destin particulier. Dans le langage courant, on le retrouve aujourd'hui dans des contextes où s'exprime le vocabulaire de l'entreprise - "Mikael, tu dois capitaliser sur tes compétences !", mais aussi à toutes les sauces de la conversation médiatiques : un.e journaliste peut parler d'une personnalité politique en évoquant son capital sympathie ou un.e influenceur.se nous encourageant à cultiver notre capital beautéC'est que le Capital est un concept fort, dont l'invention a bouleversé longtemps l'ordre du monde (marxiste contre capitaliste) et continue de structurer la pensée critique. 

A l'origine du capital, il y a le capital économique inventé par Marx pour qualifier les asymétries dans les rapports de production. Puis le capital a été dérivé par le sociologue français P. Bourdieu pour singulariser d'autres asymétries : le capital culturel (le langage, la culture, mais aussi les diplômes, les biens culturels possédés), le capital symbolique (les titres honorifiques, les positions sociales, les récompenses symboliques) et le capital social (la force de nos réseaux divers, multipliée par le numérique). À ces notions s'est récemment ajouté le capital érotique ou capital sexuel (C. Hakim, 2011). Bref, la déclinaison du concept de capital parait infinie.

On remarque quand même que le concept a été développé dans une optique critique par Marx, de même pour P. Bourdieu et C. Hakim. Que l'invention de ces concepts entendait montrer les inégalités multiples dans nos sociétés et les avantages initiaux dont certains pouvaient profiter, l'interchangeabilité entre les formes de capital, etc. Mais je ne peux m'empêcher de voir dans le succès de ces termes une perfidie qui échappe à leurs auteurs : le succès des formes du capital dans la critique idéologique ou sociologique vient avec ... le succès du capitalisme lui-même. L'usage généralisé de ces termes signale en même temps le succès idéologique de ce qu'ils sont censés dénoncer. Cela est plus vaste bien sûr que le concept de capital donné ici comme un exemple et apparait dans tous ces termes qui colonisent notre langage, signalant la colonisation de nos imaginaires.

Les capitaux selon Pierre Bourdieu (YouTube)

Charge mentale et autres

Pour finir, autre grand destin de mots-concepts à usages multiples : la charge ! Concept mécanique et physique (quantité d’énergie ou de matière), il appartient donc au monde du travail (charge de travail, mais aussi comptes de charge en comptabilité). Sa portée symbolique, l’énergie qu’on doit déployer, a été développée en sociologie par M. Haicault en 1984, avec la charge mentale qui décrit le travail cognitif invisible effectué par les femmes, en tant qu’il concerne leur vie familiale. 

Dans une perspective féministe, il s’agit de rendre visible le travail invisible; de révéler les inégalités de genre : la charge esthétique qui rend compte du travail effectué par les femmes pour correspondre aux critères de beauté; la charge sexuelle qui rend compte des obligations, du travail qui pèse sur celles qui s’obligent à satisfaire leur conjoint. Comme la charge émotionnelle (donnée plus haut dans la référence sur l’engagement émotionnel des salariés dans leur travail), ce vocabulaire a aussi le mérite de souligner les rapports de pouvoir et de domination, que ce soit dans le monde du travail ou du couple. 

Mais en rendant compte de cette réalité par la critique, il tend aussi à souligner l’extension infinie du marché dans nos imaginaires. À quand donc une critique moins ancrée, moins technico-gestionnaire-rationnelle ?
Vite, travaillez votre capital poétique !

Imaginaire et société : pour aller plus loin...

Trois auteurs en particulier ont développé une analyse critique de la porosité entre réel et imaginaire :

  • Dans L’institution imaginaire de la société (Seuil, 1975), Castoriadis montre que l’imaginaire n’est pas une simple illusion ni une projection secondaire. Chaque société produit des significations imaginaires sociales (comme le capital, le progrès, la nation, la croissance…) qui organisent la vie collective. Ces significations s’incarnent dans les institutions, les pratiques et le langage.
  • Pour Lacan, "l'inconscient est structuré comme un langage" et notre langue elle-même est structurée par l'inconscient idéologique dominant de notre société.
  • Pour Žižek , l'idéologie n'est pas un cadre extérieur imposé à notre réalité: "Ideology is not a conceptual frame externally imposed on the wealth of reality, it is our experience of reality itself."

Références

  • Pierre Bourdieu. Sur la notion de capital: https://books.openedition.org/pul/5145?lang=en
  • Arlie R. Hochschild, The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, 1983
  • Catherine HakimErotic Capital: The Power of Attraction in the Boardroom and the Bedroom, 2011
  • Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, 2006