D'où parlons nous ?

Ce que nos voix disent de nos histoires...

D'où parlons nous ?

Nouveau raout en ville (un précédent avait donné l'article : Légitimité 2/3). Brunch du dimanche avec Stéphane chez F. avec C. cette fois-ci. Nous parlions cinéma. Lorsque nous nous retrouvons tous les quatre, nous avons l’habitude de passer en revue les derniers films que nous avons vus. C’est d’ordinaire assez animé mais, entre gens de bonne compagnie, toujours joyeux. Cette fois-ci pourtant – et je suis bien incapable d’en rapporter précisément le contexte – la conversation a grincé. Alors que nous parlions d’un film récemment sorti, et que je demandais à F., fin cinéphile, s’il connaissait des éléments de la vie du réalisateur – probablement pour m’éclairer sur l’intention de ce dernier – il me répondit assez abruptement que la vie du cinéaste n’avait pas à entrer en ligne de compte. Son ton, plus que son avis, me surprit. J’eus beau me défendre, la radicalité de sa posture réduisait mon interrogation à une lubie de midinette. Alors, je ne vais pas mentir, je ne suis pas contre quelques gossips, mon flux Insta, qui me désespère moi-même, en témoigne (faites-moi penser à écrire un éloge du gossip, j’aurai tous les éléments pour en défendre les vertus !). Mais pour ce qui nous concernait, il ne s’agissait ni d’une curiosité déplacée ni d’une fascination stupide. Pour le coup, je pensais avec sincérité que des informations plus personnelles pouvaient renforcer la compréhension du film.

Attention, en cliquant ici, mon coup de gueule féministe ;)

Impossible de résister à cet encart... Vous connaissez la radicalité des nouveaux convertis, mon féminisme militant acquis sur le tard, ne laisse plus rien passer : Bien qu'il ne s'agit pas ici de dénoncer le petit égarement un tantinet misogyne d'un ami (plutôt bien déconstruit par ailleurs), remarquons que dans cette discussion, F., à deux doigts du mansplaining, avait fait basculer la conversation en une caricature des rôles traditionnels que le patriarcat nous réserve. D’un côté, lui, posture professorale, défenseur de l’objectivité pure, gardien d’un cinéma élevé au rang d’abstraction. De l’autre, moi, reléguée au registre du léger et du superficiel, comme si ma tentative de relier l’œuvre à la vie de son auteur relevait d’une forme de voyeurisme déplacé. Ce n’était pas tant son avis qui me dérangeait – après tout, la séparation entre l’artiste et son œuvre est un débat vieux comme le monde – mais bien cette manière qu’il avait eue d’énoncer sa vérité comme un absolu, et de réduire mon intérêt, sans probablement s’en rendre compte d'ailleurs, à une lecture plus « féminine », donc supposément moins rigoureuse.

Je n’ai pas insisté, d'autant que mon amie C. se rangeait à mon avis et que je ne souhaitais pas faire davantage tourner la sauce hollandaise de nos oeufs bénédictine. Mais franchement, prétendre que la vie d’un cinéaste n'interfère pas dans son oeuvre, ça me laissait songeuse… et un peu perplexe.

Tous, quoique nous fassions— parler, écrire, créer — nous le faisons toujours depuis une position située, ancrée dans une identité, une culture, une histoire, un contexte. Notre regard est toujours en partie déterminé par ce que nous sommes, par nos expériences, par les cadres théoriques et symboliques qui nous précèdent et nous traversent. D’ailleurs, nous gagnerions souvent à nous efforcer de comprendre depuis où chacun de nous s’exprime.

Le "savoir situé" d'après Donna Haraway - Késako ?

La philosophe et biologiste féministe Donna Haraway a développé la notion de "savoirs situés" (Situated Knowledges, 1988), pour remettre en question l’idée d’une objectivité universelle et désincarnée. Pour elle, toute production de savoir s’inscrit dans un point de vue, un corps, un contexte. Loin de relativiser ou d’affaiblir le savoir, cette perspective en renforce la légitimité : reconnaître sa position, c’est rendre visible les conditions de production de nos idées – et donc les rendre plus honnêtes.

👉 À lire : Haraway, D. (1988). “Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective.” Feminist Studies, 14(3), 575–599.

Mais prenons un exemple. Dans le commentaire de "de Blic" à la suite du post « Légitimité (1/3) : Légitime, moi ? (spoiler : oui) », omettez la première partie où elle me flatte – parfait donc, aucune confusion. En revanche, que veut dire « Bon ceci étant dit, je ne suis pas si sûre que Stéphane soit un homme :-) » ? Sans contextualisation ni connaissance de son auteur (ma chère amie D. donc, qui, je le sens, va incarner l’« encombrant » contributeur dont nous redouterons les commentaires à chaque post), il est compliqué de comprendre le sens de cette remarque. Laissez-moi vous rassurer (ou pas d’ailleurs), Stéphane est bien un "homme" (je n’aborderai pas ici le qu’est-ce qu’être un homme, question pourtant essentielle ; disons seulement qu’il se définit en tant que tel). Alors, qu’a voulu dire D. ? Impossible de comprendre cette phrase sans savoir qui parle et d’où elle parle. Déplacée de son contexte, prononcée par un charmant masculiniste trumpiste, ça serait franchement pas terrible. Mais si je vous révèle que D. se définit comme (je cite avec son consentement, très important ici) lesbienne, féministe, radicalisée, marxiste, non essentialiste, vous comprenez que « pas sûre que Stéphane soit un homme » devient un compliment.

Mais là où ce "savoir situé" a pris, pour moi, toute son évidence, c'est lorsque j’ai rencontré Stéphane. Animés de la même curiosité du monde (D'ailleurs s’il est passé à droite sur Tinder — hop au paradis, donc, selon son article L’enfer de Tinder —, c’est bien grâce à cette qualité affichée par la mention "sociologue" sur son profil, parce que niveau photo…), aimant tout autant le questionner, le commenter pendant des heures, le tourner en dérision pour soulager nos hébétudes, nous nous sommes rapidement rendu compte que le point de départ de notre pensée se situait à l’opposé. Stéphane part de la théorie pour analyser le réel, tandis que je pars de l’expérience pour tenter d’en dégager une théorie.

Mais en y réfléchissant, comment en pourrait-il être autrement ? Même si nous appartenons au même milieu socioculturel, nos histoires personnelles et familiales sont aussi éloignées que deux continents tournés chacun vers un hémisphère opposé. Ainsi, de ces contextes, il y a d’un côté Stéphane qui s’est construit à partir d’un parcours classique, nourri de livres, d'école, d'érudition. Le bon élève qui a comblé son ennui en empilant les références historiques, littéraires, artistiques, puis en Sciences Sociales. Une pensée construite, articulée, avec des appuis solides et académiques, où la théorie est un tremplin pour lire les faits. De l’autre, moi, condamnée depuis l’enfance à une amnésie traumatique qui, en altérant ma mémoire et en complexifiant l’apprentissage classique, m’a imposé d’autres repères : un rapport au monde intuitif, sensoriel, émotionnel. Observer, analyser, sentir les failles et les tensions (pour flairer les dangers), sans passer par le filtre de la théorie, mais par celui de l’expérience brute, à vif.

Apollon en "homme civilisé" et Daphné en "femme sauvage", d'après les métamorphoses d'Ovide. ⚠️ ATTENTION, il est désormais strictement INTERDIT 🚫 d'attraper son amoureuse par les cheveux sans son consentement !

Nous pourrions presque incarner lui et moi, une version révisée de « l’homme civilisé et la femme sauvage », si le résultat n’était pas, comme toujours, plus nuancé. Car dans un monde où le rationnel et le savoir ont longtemps été valorisés au détriment de l'émotionnel (voyez donc la réaction de F.), j’ai eu à m'adapter aux codes attendus et, à défaut de connaissances, au moins feindre une conformité en apprenant à lire les signes extérieurs de la normalité et à en mimer la structure. Puis, lorsque l’amnésie s’est fissurée, en même temps que la mémoire ré-affluait, un vide immense et vertigineux est apparu. C'est cet espace inoccupé que j’ai alors pu combler avec frénésie à travers une soif de comprendre, d’apprendre, d’accumuler. J’ai donc à mon tour empilé les livres, les idées, les théories, avec une forme d’urgence presque maladive. Face à cela, Stéphane, pas insensible à ma perception "sauvage" (son côté anthropologue 🙃), confronté à mon rapport immédiat et intuitif au monde, a évolué petit à petit vers d’autres formes de compréhension. Dans Le Banquet 2025, il fait d’ailleurs l’apologie de ces espaces de rencontre où intuition et théorie dialogueraient, où les différences se rencontreraient plus qu’elles ne s’opposeraient. C'est d'ailleurs dans ce désir que nous avons créé ce média.

Pourtant, si aujourd’hui nos trajectoires se croisent autour de ce point d’équilibre entre expériences et concepts, nous continuerons à parler, écrire, voire créer — nos articles en témoignent —, depuis l’endroit qui est le nôtre : Stéphane part spontanément de la théorie, moi du vécu. Quant à F., même si je n’ai pas renoncé à lui insuffler un certain goût pour le gossip, il est fort probable qu'il persiste à penser d'abord à l’objectivité de l’œuvre avant la subjectivité de l’auteur. Et pourquoi pas, justement, faire une place à cette pluralité ? Car après tout, c’est peut-être là que réside la véritable richesse : dans le frottement des perspectives, là où aucune ne prétend dominer l’autre, mais où chacune éclaire un pan différent du réel.