La mécanique de la comparaison : du réflexe ordinaire à la hiérachie invisible...

Et si la rivalité féminine n’était qu'une habitude incorporée issue de nos logiques de socialisation ?

La mécanique de la comparaison : du réflexe ordinaire à la hiérachie invisible...

Poursuivons avec l'évaluation... Dans un précédent article, Combien valons-nous ?, j’évoquais Tinder comme une version modernisée - et algorithmisée - de cette vieille mécanique sociale du goût et du tri. Et je concluais l’article sur cette évidence : la logique d’évaluation - qu’elle soit sociale, affective, professionnelle ou symbolique - s’infiltre insidieusement dans la plupart de nos interactions. Clairement, on y a tous été conditionnés : dès la maternelle, à coups des bonshommes qui sourient ou qui tirent la tronche ; puis viennent les notes, les lettres, les classements, les concours, les diplômes. Ainsi, dès nos premiers pas en sociabilité, l'évaluation s'impose dans nos vies.

Perso, ça n’a jamais été mon truc. Un défaut d’attention, une dyslexie et une dysorthographie sont venus conditionner ma valeur, du moins celle évaluée par ce système scolaire. Mais, soyons honnêtes, hormis quelques aficionados précoces de la compétition, quel enfant ne s’est pas lentement ratatiné pendant qu’un prof, un brin pervers, égrenait les notes à haute voix, de la meilleure à la pire ?
Puis - mais comment abandonner de si belles habitudes ? - la pièce se poursuit dans la vie active : entretien d’embauche, fin de période d’essai, entretien annuel d’évaluation… Et même pour les plus rebelles d’entre nous, il y aura toujours un moment où une institution se chargera de mesurer notre valeur. Pourtant, malgré leurs effets parfois délétères et leurs critères souvent biaisés, ces évaluations institutionnelles ont au moins pour elles d’être transparentes : à défaut d’une pleine objectivité, on en connait le but !

Mais de mon point de vue, il en existe une beaucoup plus insidieuse et sournoise. Elle est pourtant à l'oeuvre dans l'essentiel de nos interactions : l’évaluation interpersonnelle par comparaison.
C’est en écrivant mon essai autobiographique Raptsodie, alors que je tentais de décortiquer ma façon d’être en lien avec les autres, surtout avec les femmes, que ce mécanisme m’a sauté à la figure.
La comparaison.
Silencieuse, souvent invisible, elle agit comme un réflexe. Un automatisme. Tellement ancrée dans nos représentations qu’on ne la reconnaît même plus.
Moi, en tous les cas, je ne la voyais pas...

Et pourtant, nous y procédons tous ! Sitôt qu’un visage surgit, un scanner fulgurant se déclenche, bien plus véloce que n’importe quel algorithme. D’abord, l’œil engrange ce qu’il croit être des données “factuelles” : genre présumé, tranche d’âge, stature, allure générale, indice de forme physique, traits visibles : peau, cheveux, yeux… Dans le même battement, s’ajoutent les micro‑indices de l’interaction : le timbre et le rythme de la voix, la posture, la façon de sourire ou de s’effacer, les mouvements du corps, l’œil qui pétille ou le regard qui échappe. Puis surgissent les indices culturels : accent, choix de mots, coupe de cheveux, paire de chaussures (pas simple, ces jours‑ci, avec la mode des Crocs et le come‑back du mulet), revendications politiques, références littéraires, cinématographiques... Et, sans qu’on s’en rende compte l’esprit classe, compare, mesure. Le tout s’agrège en une milliseconde pour produire un verdict silencieux terrible : où se situe-t-elle.il par rapport à moi ?

Qu’on se rassure, rien de bien objectif à tout ça. Et pour cause : comme le souligne la sociologue Nathalie Heinich, la valeur d’une personne ne va pas de soi. Elle n’est en rien une essence, ni une qualité stable. D'ailleurs, elle n’existe pas avant l’évaluation mais elle en est le résultat, et se construit toujours par attribution. Autrement dit : on vaut toujours par rapport à.

Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.

Mais alors… sur quoi repose cette comparaison ? Quels sont les critères que nous mobilisons, souvent à notre insu, pour jauger et nous évaluer les uns par rapport aux autres ?

La réponse est aussi simple qu’imprévisible : cela dépend. Comme évoqué précédemment, il n'existe aucun critère universel à ce verdict. Juste une multitude d'évaluations subjectives, propres à chacun.e d'entre nous. Individuellement, nous appliquons, consciemment ou non, une grille à la fois personnelle et évolutive, modulée au fil du temps par l'estime de soi, les manques, les projections, les fantasmes, les peurs...

💡
NB : Plus la similarité entre deux personnes est grande, plus le processus d'évaluation devient subtil et se mesure à des micros signaux : nous aurons en effet peu tendance à nous comparer à une célébrité, un multimilliardaire (sauf si vous l'êtes aussi 🙃) ou une personne qui a deux fois notre âge, mais entre deux individus de même sexe, même âge et même appartenance socio culturelle, le scan se précise et chacun tente de s'évaluer par rapport à l'autre.

Globalement dans ces évaluations par comparaison, j’aurais tendance à penser que nous remarquons plus facilement ce qui nous manque, tandis que ce que nous possédons déjà semble aller de soi.
Mais peut-être est-ce simplement là ma propre logique d’évaluation.
À moins qu’elle ne soit tout simplement le fruit d’une manière genrée d’entrer en relation avec l’autre.
Les hommes n’auraient-ils pas davantage tendance à relever ce qu’ils estiment avoir "en plus" ? Ou du moins, à être socialement autorisés, voire encouragés, à le mettre en avant ?

Le Jugement de Pâris par Frans Floris (Huile sur bois - 1550) : Pâris offre la pomme de la discorde à Aphrodite, déclenchant la rivalité entre les déesses...

Car, du côté des femmes, il faut bien le reconnaître, la dynamique de comparaison a souvent joué contre nous. Entre auto-dépréciation et rivalités plus ou moins déclarées, cette logique d’évaluation a, de fait, renforcé les structures du patriarcat bien plus qu’elle ne nous a servi collectivement. Et si, depuis quelques années, on nous encourage à promouvoir la sororité, les ressorts de la rivalité féminine, incorporés très tôt via les mécanismes de socialisation différenciée, restent, à mes yeux, encore profondément ancrés.

Socialisation différenciée👇

La socialisation différenciée désigne le fait que filles et garçons sont éduqués selon des normes distinctes dès l’enfance. Les filles, plus souvent valorisées pour leur apparence, leur douceur ou leur capacité à plaire, apprennent très tôt à se regarder à travers le regard des autres. Ce processus, théorisé notamment par Ann Oakley et Christine Delphy, façonne des modes d’évaluation de soi et des autres profondément genrés.

Ann Oakley, Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith, 1972.

Christine Delphy, L’Ennemi principal. Tome 1 : Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998.

Pendant longtemps, j’ai cru y échapper. Longtemps, j’ai entretenu l’illusion de me tenir à l’écart de ces compétitions insidieuses et larvées qui, dès l’école élémentaire, me terrifiaient. Illusion, seulement. Car en cherchant avant tout à faire de ces autres des alliées, en refusant d’emblée toute forme de compétition, j’attribuais spontanément la première place à l’autre. Et ce faisant, en cédant volontairement le podium en me plaçant naturellement en dessous, je participais malgré moi à cette même logique de hiérarchisation.

D’ailleurs, si cette posture basse me donnait le sentiment d’un désengagement, si elle m’apparaissait comme une manière de me tenir "hors-jeu", elle a souvent été perçue, très paradoxalement, comme une forme de distance, voire de hauteur. Parfois même de snobisme… Alors que je pensais sincèrement désamorcer les tensions en refusant la compétition, mon retrait, devenu au fil du temps une habitude, ne m’épargnait pas, en réalité, de ces dynamiques relationnelles. Bien au contraire, interprété comme une attitude condescendante, il pouvait réactiver les logiques de rivalité que je cherchais précisément à éviter. À cela s'ajoutait fréquemment, comme une conséquence additionnelle à ma rebuffade, une forme d'agacement à mon égard ou pire encore, de la jalousie.
Car, comme l'a montré le sociologue Erving Goffman, il est en réalité très périlleux de s’extraire des jeux collectivement et socialement attendus. Dans un monde où les interactions sociales sont si profondément incorporées, celui qui s'y soustrait n'est plus neutre. En y dérogeant, il devient flou. Puis de flou, le voilà suspect. Et enfin, il peut être perçu comme une menace.
Et vlan, ça t'apprendra ! Ce magma interactionnel complexe fut la source pendant très longtemps de nombreuses de mes incompréhensions...

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1 : La présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 1973 (éd. originale : The Presentation of Self in Everyday Life, 1959)

Depuis, je ne cède plus la place. Mais je ne combats pas non plus pour en prendre une autre. Je ne cherche ni à m’effacer, ni à me hisser. Comprendre le processus m’a permis de désamorcer, autant que possible, les effets de la rivalité féminine. De mon côté, en tout cas. Car pour que cette sortie devienne réellement collective, il faudrait une prise de conscience partagée. Et c’est là que les choses se compliquent. Car cela suppose bien plus qu’un simple désir de sororité, aussi sincère soit-il. Et bien plus aussi qu’une posture féministe de principe. Il s’agit, profondément, de désapprendre une logique de hiérarchisation entre femmes. Et ça, franchement… j'en fais encore l'expérience, ce n’est pas gagné !


💡 Pour aller plus loin, quelques références théoriques pour comprendre l'origine de ces rivalités (et tenter d'y échapper) :

Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un (1977) — sur la manière dont les femmes sont définies dans un système d’échange entre hommes.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe — notamment les chapitres sur l’adolescence, la jalousie, la femme “autre”.
bell hooks, Sisterhood: Political Solidarity Between Women — sur la difficulté à créer une sororité réelle en contexte patriarcal.
Marina Warner, From the Beast to the Blonde — une lecture critique des figures féminines dans les contes.