Le Banquet 2025

... un lieu où l’on garderait la richesse des échanges platoniciens par la variété des sujets abordés, la possibilité de la légèreté, des conversations qui sautent d'un sujet à l'autre: on y parlerait d'un film, de politique, d'amour, d'art...

Le Banquet 2025

Imaginez un banquet en 2025, non pas simplement comme un festin où l'on mange et boit, mais comme un espace de débats, de partages et de remise en question des normes.

Et où on célèbrerait comme chez Platon l'amour, sujet sérieux et léger, et où tous les apartés seraient autorisés. En cherchant un peu, on se rend compte que le thème du banquet a été mis à toutes les sauces ! Spirituelle, servant le religieux Chrétien, abondant dans l'histoire de la peinture avec le dernier repas du Christ ou, déjà plus festif avec les Noces de Cana. Le plus souvent, l'ivresse aidant, ce sont surtout les plaisirs Dionysiaques qui sont mis en avant, on n'est plus très loin de la débauche... Car que le banquet s’inscrit dans une perspective de renversement des codes, comme dans les moments du carnaval où le monde était mis (temporairement) à l’envers. Par exemple, une récente exposition Figures du fou au Louvre offre une perspective Rabelaisienne, rappelant les fous du roi qui, par leur décalage, dénoncent les travers d'une société normée. Cette mise en scène du renversement permet de critiquer en exagérant les traits d’une réalité parfois trop rigide, offrant ainsi un espace de liberté où le rire et l’absurde se font les messagers d’un profond questionnement social.

Le cinéma, quant à lui, a souvent utilisé le banquet comme un outil de critique sociale. Avec l'ivresse que donne le vin, les coeurs s'échauffent, les conversations s'enflamment : et même la pauvre Babette parvient à griser des Danois très protestants dans son "festin". La "Grande Bouffe" explore, à travers une représentation de l'excès sous toutes ses formes, les dérives d’une société consumériste. Mon Banquet 2025 s'inspire de tous ses grands prédécesseurs : on y boit, on s'y amuse, on refait le monde. Le grand modèle de banquet pour des discussions plus philosophiques (mais pas que) est bien sûr celui de Platon. Dans ce dialogue, les convives argumentent sur l’amour, tournant le sujet sous toutes ses formes.

J'imagine un nouveau banquet, un lieu où l’on garderait la richesse des échanges platoniciens par la variété des sujets abordés, la possibilité de la légèreté, des conversations qui sautent d'un sujet à l'autre: on y parlerait d'un film, de politique, d'amour, d'art. Ce que mon banquet ne serait pas ? A la différence de Platon, on ne croiserait pas que des hommes, on ne ferait pas l'apologie d'une norme ou une autre (le discours sur l'amour de l'époque évacuait tranquillement les femmes...). Et de l'amour, on parlerait donc autrement.

Banquet et patriarcat

Dans cette nouvelle ère du banquet, où l’amour et le désir se déclinent en une Conversation des sexes[1] résolument contemporaine, et où le consentement n'est que le début, le repas se transforme en un espace de déconstruction des modèles traditionnels. Le nouveau banquet serait ainsi l’occasion de dés-Apprendre à faire l’amour[2] pour le faire autrement, en balançant, au passage, deux ou trois icônes par la fenêtre. Mais comment le normatif est-il venu en amour ? Essayons quelques hypothèses pour démêler la formation historique du patriarcat dans la culture occidentale. En pensant à Platon, Socrate et l'antiquité qui connaissait déjà son lot de normes, prenons le symbole du phallus, qui évoque encore aujourd'hui la puissance, la volonté, le désir, la force, bien sûr rattaché à l'univers masculin. Pendant l’Antiquité, on observe des sculptures phalliques aux carrefours, de multiples représentation du phallus, dieu Priape etc., gloire de la puissance masculine pendant l'antiquité gréco-romaine.


  1. M. Garcia (2023). "La Conversation des sexes. La philosophie du consentement". Flammarion. ↩︎

  2. A. Lacroix (2023). "Apprendre à faire l'amour". Flammarion. ↩︎

L'usurpation de la puissance féminine

Mais si on remonte beaucoup plus loin, aux premiers objets gravés et aux premières peintures réalisées par l'homme des cavernes (au paléolithique supérieur, il y a environ 20.000 années), c'est la puissance féminine qui est exaltée partout ! Sculptures stéatopyges à la féminité débordante, sculptures de vulves, probablement femmes-chamanes ou chasseurs, à la puissance magique. Le pouvoir semblait donc appartenir aux femmes... Le basculement se serait opéré entre cette période et le néolithique - les premières cités-états, une hypothèse notamment avancée par certains chercheurs comme D. Graeber[1], qui suggèrent que les femmes auraient détenu un pouvoir lié à l’enfantement et aux cycles de vie, un pouvoir que les hommes, jaloux ou en quête de légitimation, auraient progressivement usurpé. Ce changement symbolique, qui aurait été institutionnalisé à travers la sculpture et l’art, soulève des questions essentielles sur la manière dont le pouvoir et la sexualité se sont historiquement définis. Des études archéologiques récentes permettent aussi de mettre un peu de variété dans les formes historiques de la domination masculine, certaines cultures étant moins patriarcales que d'autres (sociétés matrilinéaires, transmission du patrimoine, rôle politique des femmes).[2]

Patriarcat et concepts de la psychanalyse

Tout ça pour arriver à Freud, qui vient confirmer en partie ces hypothèses à travers sa description de l'inconscient et des mécanismes de la sexualité. Imprégné de la culture viennoise du début du XXᵉ siècle et de son histoire personnelle, Freud décrète quel doit être le « script » d'une sexualité idéale normée, où l’on suit des étapes présumées universelles menant inéluctablement à l'orgasme masculin. A la suite, Lacan, reprenant ce thème culturel antique du phallus en a fait un concept universel détaché de la sexualité masculine pour en faire un principe de puissance et de possibilité d’action. Or, le fait que ce symbole masculin soit précisément celui du pouvoir ne relève pas du hasard, mais bien d’une émanation culturelle du patriarcat en tant que système symbolique. La façon dont Lacan théorise le phallus montre comment certains concepts, profondément ancrés dans l’histoire, peuvent être idéologiquement situés et utilisés pour légitimer des hiérarchies sociales. Ce concept sera d'ailleurs critiqué par une nouvelle génération de psychanalystes féministes[3]. Alexandre Lacroix, dans une démarche critique, a lui aussi déconstruit ce « script Freud-Porn » en montrant comment ces pratiques sont des prescriptions culturelles qui suivent la norme imposée notamment par ce discours de la psychanalyse sur le désir au lieu de laisser libre cours aux désirs et aux singularités de chacun.

Injonctions contemporaines au bonheur et au désir

Alors, prêt à se déconstruire et être pleinement heureux en désir et ailleurs ? Attention, des injonctions inverses viennent prescrire comment on doit se comporter là aussi: on échappe au patriarcat pour tomber dans le capitalisme du désir !.. La sociologue Eva Illouz[4] s’est intéressée au marché du développement personnel, lié au marché du bonheur et aux attentes d’un épanouissement intégral du désir. Dans un monde où il est attendu de se présenter comme pleinement accompli dans toutes les dimensions de son être, la prolifération des coachs, psychologues et « managers of happiness » ne fait qu’intensifier la pression sur chacun pour incarner cette idéalisation. Et paradoxalement, dans un contexte où toutes les pratiques du désir semblent désormais légitimes, le développement d’un courant asexuel et aromantique interpelle, dans une forme de refus opiniâtre de participer à la libéralisation ambiante. Mais ce mouvement peut être vu aussi comme une manière de dire avec Bartleby « j’aimerais mieux ne pas », une révolte douce, un refus de qui peut être autant un choix qu’un cri contre un système normatif trop ici aussi trop étouffant.
Désobéir donc, de toutes les manières et sur tous les sujets, une saine injonction. A notre banquet 2025 donc, vous pouvez venir aussi sans manger !

Notes et références


  1. David Graeber, et David Wengrow. "Au début était… une nouvelle histoire de l’humanité". Paris : Les Liens qui libèrent, 2021. ↩︎

  2. Pour une synthèse, voir par ex. "Le girl power aurait commencé il y a 2 400 ans" sur le site Les Glorieuses. ↩︎

  3. Judith Butler, figure centrale de la critique féministe du phallus. Dans "Gender Trouble" (1990), elle déconstruit l'idée que le genre est une expression naturelle du sexe biologique. Elle critique la conception lacanienne du phallus comme signifiant transcendantal, soulignant son rôle dans la perpétuation des hiérarchies de genre. Butler propose une lecture du phallus comme une construction discursive, un instrument de pouvoir qui organise les relations de genre. Elle propose le concept de « phallus lesbien ». Il s'agit d'une tentative de réappropriation et de subversion de la symbolique phallique, visant à déconstruire son lien exclusif avec la masculinité hétérosexuelle. ↩︎

  4. E. Illouz, Honneth, A., & Joly, F. (2019). "Les marchandises émotionnelles". Premier parallèle. ↩︎


Voir aussi:
Figures du Fou
Le vrai scandale de “La Grande Bouffe”
Le film de Marco Ferreri La Grande Bouffe est sorti il y a cinquante ans. Provocateur et grossier, il a créé un scandale sans nom lors du Festival de Cannes de…
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Festin_de_Babette
Jérôme Bosch, Satire des noceurs débauchés, dit aussi La Nef des fous (détail), vers 1490 ou plus tardivement. Huile sur bois, 58 x 33 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse © RMN (musée du Louvre)
Scène de Banquet, Fresque de la maison du triclinium, Pompéi, 1er siècle, conservée au Museo Archeologico Nazionale (naples), Invent. 120031 (source de l’image : ArchaiOptix, wikimedia)