Légitimité (1/3) : Légitime, moi ? (spoiler : oui)

À la création de ce nouveau média, je me suis demandée : « quelle légitimité avais-je à co-créer cet espace pour y traiter de sujets aussi variés que la sororité, le syndrome de l’imposteur, la mémoire traumatique, l’invisibilisation… et prétendre penser par-delà les normes et évidences établies ? »

Légitimité (1/3) : Légitime, moi ? (spoiler : oui)
©Charlotte Hess

Dès l’écriture du manifeste, j’ai imaginé nos premiers lecteurs se précipiter sur les profils des contributeurs, découvrir mon parcours, puis se tourner aussitôt vers celui de Stéphane, co-fondateur, dont le statut universitaire rassurerait immédiatement quant à la pertinence du projet et vaudrait validation académique incontestable.

Cette projection imaginaire est-elle absurde ?
Bien sûr, la question de la légitimité ne se pose pas pour Stéphane. Non seulement ce n’est pas un sujet pour lui, mais il estime qu’elle ne devrait pas en être un pour moi non plus. Pourtant, c’est précisément dans la divergence de nos perceptions que se niche la complexité de cette notion. La légitimité demeure en effet une notion abstraite. L’étonnement de Stéphane face à mon interrogation - comme si je dévoilais un impensé - révèle nos structures sous-jacentes. Car si la légitimité, une fois acquise, semble aller de soi et agit comme un socle essentiel dans la construction de l’identité, épargnant ainsi toute remise en cause, dans le cas contraire, elle paraît devoir être conquise, voire arrachée. Et même si, dans un élan d’émancipation, on se l’accorde à soi-même - ou que d’autres, dans la sphère intime, nous l’accordent - il reste impossible de la garantir au-delà de cet espace.

En effet, bien qu’abstraite, la légitimité[1] est avant tout construite socialement : c’est dans l’espace social que se définit sa valeur, comme le souligne le sociologue Max Weber, qui insiste sur le fait que le pouvoir - ici, celui de prendre la parole - ne se fonde que sur la reconnaissance des autres. La légitimation est de surcroît un processus dynamique, dont le contenu et les modes opératoires varient en fonction des idéologies et des institutions en place.

Ainsi, d’un côté, nous avons un homme dont tous les attributs sociologiques (notamment un doctorat en sciences sociales) lui assurent une position privilégiée. De l’autre, une femme issue d’un milieu bourgeois, mais conditionnée à une place subalterne et dépourvue de diplômes universitaires adéquats. Si l’on admet que la légitimité se construit socialement, on comprend aisément que, spontanément, nous ne pensons pas, lui et moi, depuis la même place. Déjà en tant que femme, l’accès à la légitimité est plus ardu ; mais être une femme sans reconnaissance institutionnelle signifie mener en permanence un combat intérieur où la quête de reconnaissance sociale est à la fois personnelle et politique. Entre l’aspiration à voir ma pensée reconnue pour sa qualité et la nécessité de compenser l’absence d’un sceau institutionnel, c’est un véritable face-à-face avec moi-même qui s’engage.

Ainsi, la légitimité - qu’il s’agisse de celle que je me reconnais ou de celle que la société m’accorde - n’est pas simplement une validation de ma valeur[2] ou de mon droit à m’exprimer. Elle opère en profondeur dans l’espace social, déterminant mon accès au discours public et la reconnaissance de mon identité. Même si je pouvais me détacher de cette quête de validation, il reste que c’est la première question à laquelle j’ai dû répondre : ai-je le droit de traiter de sujets de société sans l’appui d’une validation académique ou institutionnelle ? Car, en fin de compte, la légitimité se construit et se négocie dans la fluidité de nos états d’être, et elle façonne, par capillarité, notre droit à prendre la parole.

Quant à moi, j’ai eu la possibilité de négocier avec ce contexte et, à défaut de pouvoir me soustraire naturellement à la question de la légitimité, j’ai joué le même jeu que la société en m’accordant le droit d’écrire sur ce blog grâce à la force de validation qu’un homme, doté d’une reconnaissance institutionnelle avérée, m’offrait en me proposant de le créer avec lui.
Ce n’est donc pas gagné;)


  1. M. Weber (1922) sur les formes de la légitimité. Pour une revue sur le concept, voir par ex. https://shs.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2005-4-page-871?lang=fr ↩︎

  2. Pour des développements sur la valeur des personnes, voir par exemple N. Heinich (2022). Sur Cairn.info: "La valeur des personnes - Preuves et épreuves de la grandeur" ↩︎