L'Enfer de Tinder
où l'on découvre qu'il n'est pas hasardeux de swiper à gauche pour renvoyer dans les Limbes...

Tout le monde (ou presque) le sait, la plateforme de rencontres Tinder a imposé un standard d’utilisation redoutablement efficace pour trier les profils, avec ce fameux code bien rôdé : à droite "I want you", à gauche "no, thank you". En m'interrogeant sur la raison d'être d'un tel dispositif et en cherchant sur le web, je tombe sur un article intitulé : Le « swipe » pour se rencontrer ou la promesse d’une interaction « fluide » (voir lien ci-dessous).


Les auteurs détaillent le fonctionnement du swipe et le succès de la "glissade tactile". Or, si je veux bien admettre qu'une « gestuelle culturalisée » s’est effectivement mise en place, et que son efficacité s’est rapidement diffusée à d’autres plateformes, c’est précisément parce que la culture du geste n'est pas anodine : pousser vers la gauche ou vers la droite, mais pourquoi donc ? Non, ce n'est pas politique !
Les métaphores de l’espace dans le paradis et l’enfer
C'est pendant l'exposition Apocalypse à la Bnf que m'est venue une révélation (et ça tombe bien, c'est justement le sens d'Apocalypse, du latin apocalypsis qui signifie littéralement dévoiler) : les œuvres du Moyen Âge et, plus encore, celles de la Renaissance, regorgent de visions du Paradis et de l’Enfer, généralement associées aux représentations du Jugement Dernier (inspirées du texte de Jean, que j'ai détaillé dans l'article Patatras !). Ce qui compte ici, c’est que ces représentations du Paradis et de l'Enfer sont régies par des codes très précis, repris inlassablement par les artistes au fil des siècles.

Retable du Jugement dernier, école flamande du XVesiècle, © Musée des Arts décoratifs de Paris
Par exemple, dans une représentation du Jugement dernier d’un peintre flamand de la renaissance (cf. vignette avec détails), on voit dans la partie centrale le Christ donnant des instructions aux anges pour juger les âmes, séparant les Bons des Damnés que l'on voit déjà saisis par des démons. On remarque – mais le remarque-t-on vraiment, tant cela semble naturel dans notre culture ? – que la cité des Élus, la Jérusalem Céleste, est placée en haut dans le ciel, tandis que les Enfers sont situés dans les profondeurs souterraines… Voilà donc une première métaphore culturelle sur l’espace : le haut pour le Paradis et le bas pour les Enfers.
Cette structuration symbolique de l'espace atteint un paroxysme saisissant chez les peintres flamands, et chez J. Bosch en particulier dont les représentations de l'enfer regorgent de détails délirants qui devaient faire la joie de son psychanalyste.


détail 1: Un ange prend les Elus par la main pour les mener à la Jerusalem Céleste détail 2 : les démons emportent les damnés aux Enfers souterrains
La conception du Paradis et de l'Enfer dans la tradition chrétienne n'a d'ailleurs pas toujours été figée.
Ces notions se sont construites progressivement, reflétant les évolutions théologiques et culturelles de l'Église. Initialement, les premières communautés chrétiennes avaient une vision moins structurée de l'au-delà. Avec le temps, l'Église a précisé ces concepts, notamment en introduisant la notion de Purgatoire au XIIIᵉ siècle, un lieu de purification pour les âmes imparfaites avant leur entrée au Paradis : de là à vendre des tickets aux fidèles pour racheter des années de purgatoire et monter plus vite au paradis, il n'y a qu'un pas, allègrement franchi par les papes qui finançaient ainsi l'embellissement du Vatican !
Enfers et Paradis de Tinder
Mais je m'égare... Tinder donc ! D'où viendrait cette association gauche-droite qui nous semble tellement naturelle ? Evidemment vous m'avez suivi, les profils que vous sélectionnez vont dans votre paradis personnel tandis que vous renvoyez au flammes de l'Enfer les malheureux.ses que vous condamnez... Le dispositif de Tinder n'a pas retenu la logique Haut/Bas, Paradis vs Enfers mais a retenu la leçon du Jugement Dernier et de Mathieu : le Christ sépare les "brebis" ou les Justes à sa droite, des "boucs" condamnés au châtiments éternels: « Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. » Matthieu 25:41. Votre téléphone à la main, vous voila donc imaginairement installés à la place du Christ établissant son jugement : A votre droite, vous placerez les Elus que vous séparez des Damnés, relégués à gauche, et voués aux Enfers de l'algorithme !
Et voilà comment un comportement issu de l’héritage spirituel chrétien se retrouve à l’œuvre dans des pratiques de consommation contemporaines, où il demeure pourtant totalement invisible. Ce qui sous-tend nos gestes quotidiens et l’usage symbolique que nous faisons des métaphores, ce sont ainsi des représentations culturelles venues de très, très loin… Nous avons vu ici cette structuration binaire : haut/droite, associé au positif ; bas/gauche, au négatif. On peut également poser la question des universels dans les représentations (sans y répondre ici…) : existe-t-il des cultures où le bas ou la gauche sont perçus positivement ? Des paradis souterrains, des connotations valorisantes attachées au côté gauche ?" Des idées ?

Logiques de tri et de hiérarchisation, cf. la valeur des individus
Dans un futur article, Charlotte nous en dira plus sur les logiques d'évaluation à l'oeuvre dans ce genre d'algorithme et dans les relations humaines en général. Il est de notoriété publique que Tinder exploite par exemple le système de classement Elo en vigueur pour les classements des joueurs d'échecs afin d'attribuer à chacun un coefficient de séduction, une véritable évaluation de leur "capital sexuel" (pour reprendre Eva Illouz).
- Le système Elo: https://fr.wikipedia.org/wiki/Classement_Elo
- "Le Capital Sexuel", Kaplan & Illouz, 2023, Le Seuil
Pour aller plus loin sur les usages culturels des métaphores
- Sur l'usage des métaphores et l'origine des représentations, voir la philosophie de l'imaginaire, et en particulier à La poétique de l'espace de Bachelard (1957).

- Voir aussi Lakoff & Johnson, Metaphors We Live By (1980): Les directions sont au cœur de métaphores conceptuelles universelles fondées sur notre expérience corporelle.
- Lévi-Strauss applique une logique structuraliste pour montrer que les cultures humaines organisent leur pensée autour de paires d'oppositions binaires (haut/bas, gauche/droite, nature/culture, cru/cuit...). voir par ex. La Pensée sauvage (1962)