@meta_made : Enquête sur un bannissement mystérieux... ou comment l'art contemporain a eu notre peau (virtuelle)

@meta_made : Enquête sur un bannissement mystérieux... ou comment l'art contemporain a eu notre peau (virtuelle)

Il y a un an, à la sortie d’une énième exposition d’art contemporain dont nous n’avions, disons-le franchement, pas compris grand-chose – ou plutôt, dont les cartels nous semblaient rédigés dans un style ésotérico-pompeux, fait de phrases tarabiscotées et d’envolées absconses – une idée lumineuse nous a traversé l’esprit. Au moins aussi lumineuse que le vernis miroitant d’une œuvre vendue à plus de 500 000 euros.
Ainsi naissait @meta_made (clin d'oeil aux “ready made” de Marcel Duchamp), notre petit laboratoire d'art et d’ironie sur Instagram. Le concept ? Fabriquer de fausses œuvres d’art avec une IA d'images, leur coller des cartels aussi absurdes que crédibles rédigés avec ChatGPT, et pimenter le tout avec de faux témoignages de commissaires d’exposition éblouis, de critiques dithyrambiques et d’extraits d’interviews où le vide conceptuel le disputait à la prétention.

Le tout était généré à 100 % par l’IA. Même si, soyons honnêtes, rien n’était entièrement artificiel : derrière la machine, des humains en embuscade, armés de malice, d’un solide sens du second degré et d’une envie farouche de bousculer les codes. Nos requêtes à ChatGPT étaient directes : "écris, dans un style pompeux, ésotérique et inepte, le cartel de l'exposition ci-joint", en y joignant des images IA, des vidéos IA d'œuvres ou même des visites d'expositions. Il s’agissait donc avant tout de s’amuser, de produire des œuvres improbables accompagnées de discours tout aussi invraisemblables, d’en pousser les logiques jusqu’à l’absurde, et de questionner, mine de rien, ce qui passe aujourd’hui pour légitime dans les sphères artistiques. En somme, de pointer avec dérision certaines dérives de l’art contemporain qui, à force de vouloir se justifier par des discours pseudo-intellectuels, finit parfois par se desservir lui-même.
Bref, on jouait gentiment les trouble-fêtes.

Mais voilà qu'au bout de quelques posts, à peine cinq, Instagram nous a ban ! Le message : "Votre compte a été désactivé pour non-respect des règles de la communauté." Non respect... 🙄...

Mais qui donc a voulu la peau de @meta_made ?

Cet article est notre enquête et voici nos hypothèses...

Hypothèse n°1 : Le coup de l'artiste vexé.
Un artiste – un vrai, un de ceux dont l’atelier sent la térébenthine et le doute existentiel – aurait il pu se sentir visé par nos facéties ?

Prenons par exemple, l'oeuvre Révolution du Fil (dont vous pouvez découvrir la puissance ci-dessous), signée par notre très fictive Lucie Chen, artiste franco-chinoise engagée dans une revalorisation poétique (et poilue) du corps féminin à travers la laine brute et les métaphores un peu trop filées. L’œuvre, générée avec une absurdité parfaitement artificielle, n’était pourtant pas dénuée de qualités : installation immersive, manifeste body positive, cathédrale textile et critique des canons esthétiques. En somme, un parfait concentré de symboles contemporains.

"Révolution du Fil », par Lucie Chen - installation, laine et structure - 2022

"Révolution du Fil », par Lucie Chen - installation, laine et structure - 2022

Dans les entrailles de l'exposition se cache une audace sans pareille. "Révolution du Fil" de Lucie Chen se hisse comme une clameur silencieuse, un manifeste feutré dans le tumulte des carcans esthétiques. Chen, dans une bravoure laineuse, dresse des corps de femmes comme des bastions contre les dictats normatifs. Les poils, sublimés par le fil, se muent en une révolte douce mais implacable contre l'éphémère du rasoir et l'invisibilité du naturel.
Chaque sculpture, telle une oraison tissée, invite à une vénération nouvelle du corps féminin. Ici, le spectateur n'est plus simple voyeur, mais pèlerin d'une beauté authentique, palpable et texturée. La laine, matière humble et pourtant complexe, se fait l’écho de la diversité des formes et des couleurs de nos existences. Loin d’un simple clin d’œil provocateur, "Révolution du Fil" est une apothéose de la laine, une épiphanie poilue où le laid se mue en beau, et le caché en révélé. Chen ne propose pas seulement une œuvre, mais un monde où l'acceptation est reine et la diversité, son royaume. En cette cathédrale de fils et de couleurs, le spectateur est invité à se redécouvrir, à se réapproprier un corps longtemps emprisonné dans les canons rigides de la société. Un chef-d'œuvre qui, sans crier gare, pourrait bien bouleverser les paradigmes du beau pour toujours.

Et si, dans l’ombre des scrolls, un.e artiste bien réel.le s’était reconnu.e ?
Et s’il ou elle avait tiqué en voyant ses propres codes – le poil, le fil, la féminité subversive — tournés en dérision par un duo d’IA et de mauvais esprits. Peut-être même (allez, osons !) avait-il.elle songé à nous contacter pour proposer une expo dans notre galerie virtuelle… avant de découvrir, consterné.e, que ladite galerie n’existait pas. Que ni Lucie Chen, ni sa laine militante, ni le moindre bout d’authenticité n’étaient réels. Juste une belle supercherie esthétique.
Alors, dans un élan de blessure narcissique, il.elle aurait cliqué sur "signaler ce compte" pour "atteinte à l’intégrité de l’art" ou "confusion artistique volontaire". Voire pour rétablir un semblant d’ordre dans un monde où les œuvres virtuelles engrangent plus de likes que leurs homologues bien réelles.
Qui sait...

Comme le disait Duchamp : ce sont toujours les autres qui vous censurent.

Hypothèse n°2 : Le monde de l'art: intouchable ?
Et si ce n’était pas un artiste, mais un acteur du monde de l’art – galeriste, commissaire d’exposition, critique patenté ou aspirant curateur – qui avait vu rouge ? Une personne bien insérée dans les circuits, et peut-être un peu trop investi dans la défense de ce champ devenu, par endroits, hypersensible à la moquerie ?
Relevons que nous n’avons jamais tourné en ridicule un travail existant, ni visé qui que ce soit, mais peut-être que notre geste a été perçu comme une atteinte à l’esprit de l’art contemporain, à son langage, à ses codes, à cette grammaire symbolique qu’il faut manier avec révérence. Comme si l’ironie, même légère, même codée, n’avait plus sa place dans un écosystème où la sacralité du discours tend parfois à l’emporter sur le plaisir du jeu (et la valeur réelle de l'oeuvre).
Notre galerie de faux artistes, de fausses oeuvres et de cartels volontairement absurdes a peut-être été interprétée comme une remise en question intolérable d’un système plus large. Et c’est peut-être cela qui a déplu : l’idée qu’on puisse interroger, depuis les marges numériques, ce qui fait autorité et qui confère la légitimité à une œuvre, à un propos, à une esthétique.

Ainsi le monde de l’art n’aimerait pas qu’on se moque de lui ? L'histoire de l'art présente pourtant de nombreuses tentatives de subversion, et les différentes avant-gardes du XXème siècle n'ont fais qu'interroger la fonction de l'art, le statut de l'artiste, de l'oeuvre : les surréalistes, le geste de Klein (vendre le geste d'une oeuvre) avec sa Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle, la critique radicale de Duchamp, etc.

Cession d'une Zone de sensibilité picturale immatérielle à Dino Buzzati. Série n°1, Zone 05 ©Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris

Hypothèse n°3 : Instagram, gardien du temple (de la vérité) ?
À moins que, par le plus grand des hasards, Instagram nous ait bannis de sa propre initiative ? Sans dénonciation extérieur, sans vague d’indignation, sans controverse virale, juste pour l'amour de l'authenticité (des profils) ?
Hypothèse peu probable mais il en va de la crédibilité de notre enquête de n'exclure aucune piste... Rappelons quand même que nous n'avions que cinq publications au compteur et à peine une vingtaine d’abonné·es. Pas de nudité, pas de vente, pas de fake news, pas d'incitation à quoique ce soit...
Il aurait donc fallu qu’un algorithme soit particulièrement tatillon, ou un modérateur doté d’un sens de l’humour en berne, se soit penché sur notre humble galerie et l’ait jugée indigne de l’espace public digital. Mais, dans un monde où prolifèrent les vidéos masculinistes, les contenus de body shaming, les moqueries humiliantes déguisées en divertissement, les incitations à la haine sous couvert de liberté d’expression et les images de violences diffusées en boucle, il me semble exagéré que notre modeste duo IA-humains pastichant des discours d’exposition contemporaine représentait une menace tout à fait prioritaire !
À moins bien sûr que, dans les méandres d’Instagram, le pastiche culturel ne soit désormais classé parmi les actes les plus subversifs à surveiller de près. Allez savoir...

Bien entendu, nous aurions pu contester notre bannissement. Défendre notre non-dangerosité, que ce soit pour l’ordre public, l’art contemporain ou les standards communautaires d’Instagram. Mais devant l’absurdité de la situation et, il faut l’admettre, encouragés par la torpeur estivale, nous avons préféré céder à la flemme et laisser tomber.

Le paradoxe d'Hypnocratie : Quand la fiction devient réalité...

Puis, quelques mois plus tard, un livre fait irruption en librairie et déclenche l’effervescence médiatique : Hypnocratie, signé Jianwei Xun (grand ami de Lucie Chen, soit dit en passant).
Ce livre est un véritable ovni éditorial. On y découvre un philosophe chinois, parfaitement inconnu, qui publie un essai brillant sur les mécanismes d’hypnose collective à l’ère numérique. Le succès est immédiat : plébiscité par la critique, le livre fait l'objet de débats passionnés et de chroniques enthousiastes. Jusque là, rien de transgressif... jusqu’à ce que l’on découvre que, dans le même esprit que @meta_made… tout est faux. L’auteur n’existe pas. Les expériences citées non plus. Les scientifiques cités sont fictifs. Même l’agent littéraire mentionné dans les remerciements est une création. Tout a été conçu par une IA, sous la direction discrète mais réelle du philosophe italien Andrea Colamedici. Et, ce n'est que lorsque la télévision a voulu inviter Jianwei Xun sur un plateau que Colamedici s’est vu contraint de révéler, un peu plus tôt que prévu, l’envers du décor.

L'objectif bien sûr de ce livre, qui est révélé finalement dans sa postface, est d'attirer notre attention sur le nouveau statut du Réel, du fait historique, face à l'accélération des vérités parallèles numériques. Comme le note les auteurs (et leur IA réflexive), le réel n'est plus qu'une modalité des possibles parmi d'autres... Notre objectif avec #MetaMade, au delà du plaisir du jeu, était exactement le même !

Verdict : L'art et la censure, une histoire sans fin ?

Alors, d'un côté, des ventes records et des éloges dithyrambiques, et de l'autre, un bannissement sans sommation ! Avouez que ça laisse perplexe, non ?
Si l'on écarte l'hypothèse d'un Instagram zélé à l'excès, notre petite aventure numérique nous a rappelé une vérité immuable : les frontières de l'art, de la critique et de l'humour restent bien souvent touchy...

Nous évoquions Marcel Duchamp, et ce n'est pas un hasard. Nos #MetaMade se voulaient un clin d'œil assumé à ses célèbres Ready-Made. Déjà, Duchamp bousculait les notions traditionnelles d'œuvre et d'artiste, refusant de "produire" au sens classique, dans un geste résolument critique envers l'art et son marché. Un scandale à l'époque ! Pourtant, avec le temps et l'essor des idées surréalistes, son refus de créer a paradoxalement abouti à la consécration de véritables œuvres iconiques. Comme quoi, le pronostic de la récupération permanente par le capitalisme de la critique du capitalisme n'est pas une affaire récente. 😉

Marcel Duchamp sur le ready-made : “C’est sacré parce que choisi”
Troisième rendez-vous avec Marcel Duchamp qui s’entretient avec Georges Charbonnier en 1960. L’inventeur du ready-made raconte comment l’idée lui est venue, certes par hasard, mais en étant toujours à la recherche du nouveau et de l’humour dans l’art et dans le refus de produire une oeuvre d’art.

Un ready-made est un objet manufacturé, sélectionné et exposé comme une œuvre d'art, sans aucune modification ou presque, et en le privant de sa fonction utilitaire première.