Patatras !

Patatras !

Quel est le point commun dans notre réaction face au cours du bitcoin qui dégringole, la fonte accélérée des glaciers et le Trumpisme ? Un certain sentiment de terreur et d’abattement ? Peut-être... Mais je me demande s’il n'y a pas parallèlement un certain kif (malsain ?) pour l’effondrement... Quand j’étais enfant, je filais devant la télé dès qu’il y avait une nouvelle catastrophe : « Ah ouais, y’a eu un naufrage ? »

Cette réflexion m'est venue en observant les tableaux de villes foudroyées lors de l'exposition « Apocalypse » à la BNF. L'exposition débutait par une présentation du texte de l’Apocalypse attribué à Jean (dont l'identité reste incertaine) et explorait comment ce récit a inspiré de nombreux artistes : des trompettes annonçant la catastrophe aux descriptions méticuleuses des fléaux s'abattant sur l'humanité, jusqu'à la rédemption finale et la renaissance triomphante du Bien sur le Mal.

https://www.bnf.fr/fr/agenda/apocalypse#bnf-l-exposition-en-bref

Je sais bien que le texte de Jean se voulait édifiant mais le plaisir presque coupable qu’on peut ressentir en observant en détail les âmes perdues au fond de l’enfer ou les cavaliers de l’Apocalypse pose question ! Car j’avoue avoir un faible pour les films catastrophe, qui mettent en scène ces moments de perdition pour l'humanité. Mon moment préféré, ce n’est pas quand le volcan explose ou que l’eau s’engouffre dans la brèche de la coque et coule le bateau ; non, mon moment préféré, c’est juste avant, quand personne ne voit rien encore et que tous font semblant. En général, il y a un ou deux accidents à gauche ou à droite, comme des faits isolés que personne ne connecte avec la cata imminente. Et il y a toujours le scientifique, figure d’oracle isolé, que personne ne veut écouter ! « Ah ça va, Cassandre, tais-toi ! » Le plaisir est redoublé par sa détresse : il voit mais ne peut rien. C’est peut-être ça, le vrai syndrome du Titanic : voir l’iceberg droit devant et sentir un frisson d’excitation plutôt que d’angoisse.

L'ombre du Ōkubi: Jouissance de l'avant

Dans le folklore japonais, un Ōkubi est une apparition d'une tête géante dans le ciel, considérée comme un signe annonciateur d'une catastrophe imminente, telle qu'un typhon ou un séisme. L'Ōkubi illustre ce moment de suspension, juste avant la catastrophe. Il y aurait donc plusieurs formes de jouissance de la catastrophe. Celle de l'avant, quand on l’entend venir sans qu’elle ne soit encore là : le destin suspendu, visible par quelques-uns (notamment tous les spectateurs qui n’ont pas payé leur ticket film cata pour rien). Mais d’où vient-elle ? Peut-être de cette illusion d'un savoir supérieur omniscient qui échappe aux protagonistes ? Le parangon de cette idée, c’est le film « Don’t Look Up » où l’on assiste, terrassés, au triomphe de la connerie et de l’immobilisme. On sait tout, mais personne ne fait rien.

Patatras ! Jouissance de l’effondrement

Il y a aussi une jouissance perverse à y être enfin : finis les préliminaires ! C'est l’instant où tout s’effondre, où l’inéluctable devient tangible. Un peu comme une respiration qu’on retient trop longtemps et qui, enfin, s’échappe dans un soupir presque libérateur. Une sorte de fascination morbide qui nous pousse à regarder les flammes avaler l’édifice sans rien dire, le tsunami à l’horizon, la tour qui se fissure enfin, ça commence à crier, ça court dans tous les sens. On se réjouit d’être calé dans son fauteuil, presque complice du désastre, et on rigole : « Ils n’ont rien voulu voir, ces fous, maintenant ils vont payer leur négligence. » Cette jouissance-là, c’est celle du spectateur qui observe le monde se consumer en sachant pertinemment qu’il est trop tard pour intervenir. Peut-être qu’elle nous rassure secrètement sur notre impuissance collective : tout est déjà perdu, autant savourer le spectacle.

Pulsion de mort

Il y a une véritable jouissance de la chute. Les enfants la connaissent bien, eux qui construisent des tours de cubes juste pour les voir s'écrouler, ou qui vont piétiner les pâtés du môme d'à côté avec un plaisir à peine dissimulé. Cette fascination pour la destruction semble profondément enracinée, comme si l’effondrement offrait une forme de libération, un retour à zéro où tout redevient possible. La psychanalyse explique cela par la pulsion de mort, ce désir inconscient de retourner à un état d'inertie, de briser les structures établies pour échapper à l'angoisse du maintien et de l'ordre. Freud en parlait comme d'une force tout aussi fondamentale que la pulsion de vie, une pulsion qui cherche paradoxalement la quiétude dans le chaos.

Ground Zero, New York - Dark Tourism - the guide to dark travel destinations around the world
Dark Tourism - the online travel guide to dark, unusual & weird places around the world.

On retrouve cette fascination pour la destruction dans le phénomène du dark tourisme, cette pratique qui consiste à visiter des lieux marqués par la mort et la catastrophe : les camps de concentration d’Auschwitz, les ruines de Tchernobyl ou encore Ground Zero à New York. Ce tourisme de l'horreur révèle notre besoin morbide de côtoyer l'irréparable, peut-être pour mieux exorciser notre propre finitude. C'est comme si l'observation de ces lieux de désastre offrait une catharsis douce-amère, un moyen de se confronter à la finitude sans vraiment y être.

Cet intérêt pour le dark et la destruction peut même devenir un style de vie à part entière. Les complotistes divers relisent les grandes tragédies pour en proposer une lecture alternative tordue (oui je sais, ça fait alternative facts, c'est fait exprès). Les Survivalistes organisent leur vie dans un projet de société différent, organisant leur shelter, achetant des hectares de forêt, ou apprenant à chasser à l'arc. Cette bascule catastrophiste leur a fait abandonner le combat de sauver le monde tel qu'il est, pour réfléchir à la meilleure adaptation possible au monde à venir. Des chercheurs ont mis à jour comment ils ont en sont venus à proposer de véritables mythologies de contre-futurs, on est entre Mad Max et le texte de Jean...

Sur les survivalistes et leurs mythologies, voir par ex. "Mythologized Counter-Futures and Self-Protective Consumption: A Netnography of Doomsday Preppers" (Jones et Arnould, 2025)

La tour foudroyée

La tour foudroyée, c’est aussi la tragédie qui touche équitablement tous les hommes, par delà toutes leurs différences sociologiques : en cela la catastrophe réalise une justice divine. Et elle permet la possibilité d’un monde à l’envers : à la tour foudroyée peut succéder dans le tarot la roue de la fortune. L’idée que le sommet est aussi fragile que le bas, que l’ordre des choses tient à un fil, que les riches ne courent pas plus vite que les pauvres, que l’égoïsme ne sauve pas toujours. Cette fascination pour la destruction joyeuse rappelle les fêtes médiévales où, le temps d'un carnaval, l'ordre du monde était inversé et les puissants devenaient les bouffons (voir aussi le post sur les fous dans Banquet 2025).

Je me demande si au fond, ce n’est pas parce que l’effondrement nous rappelle brutalement qu’on est vivant.

Qu’on a un cœur qui bat, même affolé. Que tout peut disparaître d’un coup, et que toute routine — métro, boulot, apéro — peut-être (enfin !) menacée. Peut-être que ça explique aussi l’obsession pour les dystopies : les séries où tout part en vrille, où les zombies se promènent au supermarché. Et si on aimait secrètement l'idée que tout parte en vrille, juste pour échapper à l’ennui d’un monde trop bien organisé ?

Enfin, la traduction littérale d'apocalypse, c'est la Révélation. La carte de tarot de la tour foudroyée est aussi un symbole de destruction créatrice et de bouleversements soudains, un jour d'après le déluge revivifié. Les danses macabres illustraient parfaitement cette acceptation joyeuse de l'absurde et du chaos, où la mort est représentée non pas comme une fin tragique mais comme une danse libératrice qui emporte tout sur son passage. Finalement, tout semble indiquer que nous jouissons secrètement de voir les certitudes s'écrouler, comme pour exorciser l'angoisse de notre propre finitude et appeler au changement : vive les patatras !