Légitimité (2/3) : Quand on s’imposte soi-même : le syndrome qui en dit long

Légitimité (2/3) : Quand on s’imposte soi-même : le syndrome qui en dit long

Nous étions, Stéphane et moi, invités à déjeuner chez nos amis A. et P. Chacun y allait de son petit update professionnel : Stéphane parlait de ses derniers articles scientifiques (ou de ceux en cours), moi de mes multiples batailles pour me faire lire et éditer, et A. et P. de leurs futures missions. Tous les deux sont consultants pour des ONG à l’international et partent régulièrement superviser et encadrer divers programmes de développement aux quatre coins du monde. Ils nous racontent les enjeux, les problématiques rencontrées, les cultures locales, les contextes politiques... bref, c’est souvent exotique et passionnant. Cette fois-ci pourtant, pas question de coup d’État, d’armées auto-proclamées, d’avancée de troupes type Wagner, de sécheresse ou de catastrophes climatiques. Non : P. était embêté parce qu’il repartait bientôt et sa collègue sur place avait, disait-elle, le fameux « Syndrome de l’imposteur ». À côté de ses récits habituels – conditions de vie catastrophiques, instabilités politiques, violences institutionnelles, patriarcats sanguinaires, et tutti quanti –, j’ai d’abord cru à une pointe de cynisme de sa part.

J’ai moi-même tendance à ranger le syndrome de l’imposteur dans la catégorie des « maux contemporains », où l’on trouve pêle-mêle  pervers narcissiques , charge mentale et burn-out. Qu’on ne se méprenne pas : je ne remets pas en cause la pertinence de ces concepts, mais leur usage un peu trop systématique met sur le même plan l’ex un peu sournois et le bourreau qui détruit psychiquement sa compagne, le débordement occasionnel et la surcharge terrassante, la fatigue passagère et l’écroulement professionnel… Difficile à chaque fois de tracer des frontières bien nettes ; néanmoins, à tout vouloir mettre dans le même sac, on finit par traiter l’ensemble par-dessus la jambe, ce qui, au vu du poids de la besace, condamne à la bascule collective et à l’absence de prise en charge.

Mais ne nous égarons pas… Recentrons-nous sur notre syndrome. Pour dissiper tout malentendu : P. n’était ni cynique ni railleur, il se demandait vraiment comment sa collègue allait gérer la réunion (au sommet) qui les attendait. Honnêtement, c’est tout à son honneur : l’empathie sincère ne court pas les rues, c’est même assez rare pour que je me réjouisse de rencontrer cette belle expression d’humanité au détour d’un raout en ville. P.: un point pour toi ! Pourtant, je l’avoue, ça m’a agacée direct. Ceux qui ont lu mon livre savent que j’ai développé une légère aversion pour tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à de la manipulation victimaire . Ok, j’admets, c’est peut-être un chouia radical. Je pourrais faire preuve d’un peu plus de tolérance. J'y travaille sur le divan, ça va passer. Ou pas.

En attendant, qui n’a pas flippé sa race pour des rendez-vous pro un peu challengeants ? Si tous ceux qui courent aux toilettes avant une réunion stressante brandissaient leur carte « syndrome de l’imposteur », il ne resterait qu’une poignée de veinards qui, pour ne pas passer pour des arrogants, s’empresseraient d’en demander une à leur tour. 

Mais alors, ce fameux syndrome, que vaut-il vraiment ?

Déjà, aucune reconnaissance officielle dans les manuels de diagnostic (DSM-5 ou CIM-11). C’est un phénomène psychologique, pas une pathologie. L’American Psychological Association (APA) le définit comme 

« une expérience psychologique dans laquelle l’individu doute de ses compétences, de ses talents ou de ses accomplissements, et nourrit une peur persistante d’être exposé comme un “fraudeur”, malgré des preuves concrètes de sa réussite ». https://dictionary.apa.org/impostor-phenomenon

Franchement, je suis certaine que la plupart d’entre nous a déjà redouté d’être démasqué. Alors oui, on parle ici de peur persistante et, je l’admets, certains sont plus sereins que d’autres. Voire même, certains auraient toutes les raisons de se sentir en imposture et pourtant, ils sont méga tranquilles. (Ceux-là, je les ai longtemps enviés, pas toujours pour leur talent donc, mais surtout pour leur audace !) D'ailleurs, soyons honnêtes, il y a peu d’objectivité dans la façon dont on s’évalue.

Mais alors, qu’est-ce qui fait la différence entre ceux qui doutent d’eux-mêmes et ceux qui sont super assurés ?

En tapant « syndrome de l’imposteur » sur Google, je découvre que 70 % de la population l’aurait déjà ressenti. Donc je confirme, c’est classique ! Ce n’est pas pour rien qu’on trouve pléthore de bouquins, de vidéos et d’articles sur le sujet. Une vraie mine d’or, ce syndrome : pendant que certains flippent de ne pas être à la hauteur, d’autres se remplissent tranquillou les poches en vendant du coaching. Les conseils fusent : déjà, rassurez-vous, vous n’y êtes pour rien, vous êtes simplement victimes de votre éducation, des injonctions à la perfection, des croyances culturelles et des stéréotypes… Ensuite, on vous donne tout un tas d’astuces pour le dépasser : reconnaître et accepter ses sentiments, rechercher du feed-back constructif, pratiquer l’auto-compassion, et j’en passe… Perso, j’ai tout essayé. Ça marche que dalle. Je ne connais d’ailleurs personne pour qui ça ait vraiment fonctionné. Allez, on peut ressentir un petit boost performatif façon placebo motivationnel, et sur une mission on parvient à se convaincre… Mais je vous garantis que cette petite sauce aux arômes de développement personnel tourne aussi vite qu’elle a pris. Et on repart avec un bonus : une putain de culpabilité, parce que merde, on avait tout bien fait ce qu’il avait dit notre coach !

Sinon vous pouvez toujours prendre rendez-vous avec Steve :)

Pourtant, moi, en tant que photographe, j’avais toutes les cases cochées pour me sentir légitime : diplômée d’une des meilleures écoles d'audiovisuelle, commandes rémunérées, reconnaissance pro… J’ai bien tenté toutes les formules d’auto-conviction, mais nada de chez nada ! Je n’étais même pas capable, verre de champ à la main et clope dans l’autre (mon kit doudous pour les mondanités), de répondre pépouze à la question fatidique : « Et sinon toi, tu fais quoi dans la vie ? » Arghhhhhh… ça passait juste pas. Impossible, mais alors impossible, de dire : « photographe ».

L'imposture ne serait pas (finalement) dans l'illégitimité...

Et puis, et puis… L’histoire aurait pu s’arrêter là : en plus de me sentir illégitime, j’aurais pu continuer à me traiter de feignasse, persuadée de ne pas en faire assez ou de ne pas faire ce qu’il faut. Coupable, même, de ne pas vraiment vouloir y arriver. Sauf que… J’ai déposé mon appareil photo et je me suis mise à écrire. C’est un peu arrivé par hasard : ma copine D. en avait sa claque de bosser son long métrage toute seule, et elle avait besoin de quelqu’un pour écrire avec elle. Malgré l’admiration que je lui porte, on ne peut pas dire qu’en termes de « validation », sa seule demande vaille grand-chose. En plus, j’ai passé ma scolarité avec des notes pourries en français (raison pour laquelle j’ai enchaîné sur des études scientifiques). Ma seule inclination pour les lettres reposait, à défaut d’imaginer ces filières pour moi, sur l’admiration sans bornes que j’avais pour ceux qu’on appelle, chanceusement, les littéraires. Mais c’était pas pour moi.

Tout ça pour dire que, a priori, j’étais tant institutionnellement que symboliquement super illégitime à l’écriture. Et pourtant, aujourd’hui, toujours verre à la main et clope dans l’autre (j’ai bien compris que c’était pas ça qui merdait), quand on me demande ce que je fais, j’affirme sans aucune réserve : « Je suis autrice. » D’un côté, une légitimité globalement reconnue et un sentiment d’imposture (la photo). De l’autre, aucune validation académique ou pro (je ne gagne pas d’argent avec l’écriture, par exemple) et le sentiment d’être à ma place.

Et voilà, tout est dit… C’est un peu du spoil, mais hé, c’est juste un blog, pas un essai, donc on accélère : « Être à ma place »… En tout cas, l’écart est tel que ça mérite une petite analyse. Finalement, le syndrome de l’imposteur ne serait peut-être pas tant ce sentiment d’illégitimité, fruit d’une basse estime de soi. On peut multiplier les petits rituels d’auto-persuasion, si on n’y est pas, on n’y est pas. Vos belles compétences, vos connaissances, vos diplômes, vos années d’ancienneté, vos heures passées à peaufiner vos dossiers, rien ne gommera ce petit crissement d’imposture. Et pour cause… il y a fort à parier que vous ne soyez tout simplement pas à votre place.

Mais alors, c’est quoi « être à sa place » ? 

Claire Marin / Jacques Lacan / Jean-Paul Sartre

Dans Être à sa place (2022), Claire Marin[1] s’intéresse à la difficulté d’habiter pleinement sa position sociale ou professionnelle, à cette sensation de ne pas être légitime dans un environnement donné. Le sentiment d’illégitimité qu’elle décrit fait écho au syndrome de l’imposteur, sans qu’elle l’aborde frontalement sous ce nom. Disons qu’il s’agit chez elle d’une approche philosophique et phénoménologique, tandis que le « syndrome de l’imposteur » relève plutôt de la psychologie.

Pour creuser ça, oublions un peu la psychologie et allons donc faire un petit tour du côté de la psychanalyse. Qu’est-ce qui a fait la différence, pour moi, entre la photo et l’écriture ? À votre avis ? Non, vous ne voyez pas ? Direction Lacan:

« La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir »[2]

Oui, bon, lui aussi est radical, voilà une nouvelle bonne raison de culpabiliser, merci Jacques ! Mais on tient bon, on ne cède pas à la pression et on se concentre juste sur l’idée du désir. Et c’est là que je vous sors ma petite théorie : qu’importe la reconnaissance institutionnelle, sociale ou professionnelle, seul le désir fait foi. Si on est dans son désir, on se sent légitime. Mais attention ! Pas le désir d’être l’enfant parfait de ses parents, ni le désir d’être aimé et reconnu, ni celui de se conformer aux injonctions sociales : je parle du désir brut, pour soi.

Or, parfois — ok, souvent, genre pour 70 % d’entre nous — nos désirs profonds ont déjà été sacrément façonnés par notre entourage. On les a tellement ingérés qu’on a l’impression d’avoir choisi ces études, cette carrière, ce poste en toute autonomie. Pourtant, d’après moi, ce sentiment d’imposture qui nous colle aux basques est surtout le signe d’un inconscient qui digère mal notre mauvaise foi Sartrienne. En gros, la vraie imposture, ce ne serait pas celle qu’on éprouve dans telle ou telle situation, mais bien celle que vous vous infligez à vous même. Parce que soyons clairs : vous pouvez continuer à focaliser sur « la situation », en mode « Je ne me sens pas légitime dans tel boulot, tel milieu, tel groupe social », mais c’est peut-être juste un tour de passe-passe. Un moyen (inconscient) d'esquiver la question cruciale : « Est-ce que j’ai vraiment envie d’être là ? »

Comme dirait Sartre, la mauvaise foi[3] consiste à fuir sa liberté et à se mentir à soi-même pour ne pas faire face aux choix qui nous angoissent. En clair, on se rassure en pointant du doigt un contexte qui alimenterait ce sentiment d’imposture, alors qu’au fond (bien tapis parfois), on sait pertinemment qu’on n’est pas à notre place. Bref, au lieu de remettre en cause la validité de notre désir — ou son absence —, on se cache derrière l’imposture pour éviter de se regarder en face.

Les meilleurs ambassadeurs de ma petite théorie sont tous ceux qui ont tout plaqué pour se réinventer. Allez donc leur demander s’ils se sentent encore des imposteurs : si stress il y a — hé oui, faut pas rêver, on n’y échappe pas complètement —, il vient plutôt de tous les abrutis qui n’ont toujours pas pigé qu’ils étaient les meilleurs  ;) Bref, on peut rester bien au chaud derrière nos statuts et nos conventions, blâmer nos parents, la société, ou encore Pierre, Paul ou Jacques (Ah non, pas Jacques !), ou se demander si, nous aussi, on n’a pas un peu cédé sur notre désir. Libre à vous de choisir. Quant à moi, je peux désormais alterner clope et verre, un seul doudou à la fois : je suis autrice ET photographe. (Ah oui, parce que maintenant, je le fais par choix !)

Références


  1. Claire Marin (2022), "Etre à sa place", L'observatoire https://www.babelio.com/livres/Marin-Etre-a-sa-place/1358159 ↩︎

  2. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse ↩︎

  3. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard. La mauvaise foi, selon Sartre, est l'acte par lequel un individu se ment à lui-même pour échapper à la liberté et à la responsabilité de ses choix, illustré par l'exemple du garçon de café qui joue exagérément son rôle en se conformant aux attentes sociales, reniant ainsi sa liberté d'être autrement. ↩︎