Sommes nous sortis de la "Vallée de l'étrange" ? Le réel à l'épreuve de l’IA
On dit que les représentations nées de l'IA font peur... Je crois au contraire que nous avons atteint le point où les IA génératives nous ont sorti de la vallée de l'Etrange...

L'idée initiale de cet article m'est venu en visionnant le cauchemar que constitue le film Trump Gaza, réalisé par IA et re-posté par le président des Etats Unis. Notre sentiment d'étrangeté face à nos robots d'avant avait du bon, si on la compare avec la nouvelle-étrangeté offerte par les IA d'aujourd'hui...
En 1970, le professeur de robotique Masahiro Mori de l’université de Tokyo publie un article décrivant pour la première fois la « Vallée de l’étrange » (不気味の谷, bukimi no tani genshō), issu de ses observations lors de conférences sur la robotique. Il remarque que la perception positive des robots augmente avec leur ressemblance humaine, mais qu’un « réalisme presque parfait, mais imparfait », provoque une forte réaction de malaise chez l’observateur. Ce phénomène a toujours fortement alimenté nos imaginaires narratifs et visuels et engendré une multitude de représentations, notamment dans le cinéma pour jouer avec nos peurs.


Notre malaise face aux approximations de la représentation humaine précède bien sûr la théorisation de Mori: cf. les poupées qui alimentent nos cauchemars / Will Smith dans le film i-robot (2004)
Aujourd'hui, avec les avancées spectaculaires de l'intelligence artificielle générative, capable de produire des images, des vidéos et des textes d'un réalisme saisissant, sommes nous toujours dans la vallée de l'étrange ?
C'est quoi la vallée de l'Etrange ?
Un peu de théorie. L'article fondateur de Mori a jeté les bases de notre compréhension de la vallée de l'étrange. Mori y décrit une relation non linéaire entre la ressemblance humaine d'un objet et l'affinité émotionnelle que nous éprouvons envers lui. Il illustre cette relation par une courbe où l'axe des abscisses représente le degré de ressemblance humaine et l'axe des ordonnées, le niveau d'affinité. La "vallée" se manifeste clairement par cette diminution abrupte de l'affinité avant une remontée lorsque l'objet atteint une ressemblance humaine totale, devenant indiscernable d'une personne réelle. Selon son hypothèse, à mesure qu'un robot ou une autre entité artificielle devient plus similaire à un humain, notre sentiment de familiarité et d'empathie augmente progressivement, pour atteindre un pic pour un robot humanoïde reconnaissable mais manifestement artificiel.

Cependant, cette progression positive connaît une rupture soudaine lorsque la ressemblance humaine devient presque parfaite... mais pas tout à fait assez, par exemple lorsque le réalisme frôle la perfection tout en présentant de micro-détails imparfaits. C'est à ce point précis que l'affinité chute drastiquement, laissant place à un sentiment d'étrangeté, de malaise, voire de répulsion : nous somme dans la Vallée. Ceci est applicable à une vaste gamme de représentations humanoïdes, allant des mannequins de cire aux personnages de films générés par ordinateur, en passant par les robots ultra-réalistes.

Un aspect crucial souligné par Mori est l'influence du mouvement, qui a le pouvoir d'intensifier la réaction émotionnelle. La chute dans la vallée de l'étrange est plus prononcée et atteint des niveaux d'affinité émotionnelle plus bas pour les objets en mouvement que pour les objets statiques. Par exemple, la tentative de rendre le sourire d'un robot plus humain en ralentissant sa vitesse engendre paradoxalement un sentiment de malaise.
Plusieurs théories expliquent la vallée de l’étrange : la dissonance cognitive, où notre esprit oscille entre la catégorie humain et la catégorie objet, générant un malaise profond ; la réponse de dégoût évolutive, qui voit dans les imperfections trop réalistes un rappel involontaire de la maladie ou de la mort, déclenchant un réflexe de protection ; et la menace ontologique, selon laquelle un être presque humain perturbe notre frontière identitaire et suscite crainte et répulsion. Les éléments qui aggravent le malaise incluent l’absence ou la désynchronisation des micro‑expressions, des mouvements mécaniques au rythme constant sans micro‑variations, et un regard fixe ou mal aligné.
Vers le plus-qu'humain, et au delà !...
Dans la version originale japonaise du schéma, Mori incluait déjà une extension au‑delà de 100 %, indiquant une catégorie d’entités « plus qu’humaines » pouvant susciter à nouveau empathie et fascination.

A la suite de Mori, Seyfried (2008) a étendu la vallée de l'étrange vers la droite, au‑delà de l’humain, pour inclure le posthumain. Dans sa représentation, une seconde « vallée de l’étrange » apparaît lorsque l’on rencontre des transhumains — êtres technologiquement ou génétiquement augmentés — suscitant à nouveau un fort sentiment de répulsion. Cette aversion s’estomperait une fois franchie la transition vers la posthumanité, où la similarité presque humaine disparaît au profit d’une différence plus radicale, rétablissant ainsi l’empathie. Voir par ex. https://ktismatics.wordpress.com/2008/12/04/beyond-the-uncanny-valley/
Cette idée d'un "plus qu'humain" ouvre la voie à la spéculation sur la manière dont des représentations artificielles peuvent, en atteignant un certain niveau de perfection ou d'idéalisation, générer une réponse émotionnelle positive. L'avènement de l'intelligence artificielle générative a marqué une étape décisive dans la production de représentations artificielles, qu'il s'agisse d'images, de vidéos ou de textes. Les progrès fulgurants dans ce domaine ont conduit à une acceptation croissante de ces productions, souvent difficiles, voire impossibles, à distinguer des créations humaines.
Mais... La sortie de la vallée de l'étrange avec les IAs a pour conséquence l’apparition de nombreux deep fakes et le réel n'apparait plus parmi eux que comme une modalité de tous les virtuels possibles. Politiquement (et conceptuellement malgré lui), le coup d'envoi vers cette nouvelle multi-réalité avait été donné pendant le premier mandat de Trump avec la fameuse alternative truth. La nouvelle présidence américaine, notamment en validant la vision terrifiante de Trump dans un film IA mettant en scène la vision du président "Gaza-Riviera" offre une ampleur nouvelle aux nouvelles possibilités du presque-réel, nous précipitant vers l'hyperréalité décrite par Baudrillard.
L’hyperréalité se définit comme cet univers de simulacres où “le modèle n’est plus l’idéal, il est l’exemplaire ; et où la copie précède et écrase l’original”. (Baudrillard, Simulacres et Simulation. Éditions Galilée, 1981.
Une nouvelle forme d’étrangeté émerge donc aujourd’hui : face à la prolifération des deepfakes, des simulations de voix, d’images et de vidéos que l’on ne parvient plus à distinguer du vrai, nous éprouvons une angoisse diffuse, un vertige moderne où le « réel » lui‑même devient sujet à caution. Cette détresse naît de l’indécidabilité des traces numériques, qui brouillent les frontières entre authenticité et artifice et ébranlent notre confiance en toute représentation. L’effet miroir de l’hyperréel, où la copie précède et efface l’original, génère une forme d’effroi conceptuel, différent mais cousin de la vallée de l’étrange, car il repose moins sur la ressemblance imparfaite que sur l’impossibilité de savoir si l’objet contemplé possède encore une existence tangible et partagée.
Sortir (poétiquement) de la vallée de l'étrange par la Surréalité du Glitch et l'imperfectibilité humaine
Pour éviter la cauchemar de l'hyperréalité, je propose de faire la promotion de la surréalité , en reprenant donc une posture surréaliste (merci A. Breton). C'est à dire accepter, repérer les inévitables bugs de l'IA, non pas comme des bugs du système à rejeter, mais comme des ces manifestations inattendues, parfois nées de glitchs, ces micro-décalages visuels ou cognitifs, qui révèlent une poésie et une créativité singulière.
Le glitch (ou bug) est un dysfonctionnement ponctuel dans le traitement d’une IA générative. Il peut se manifester par des artefacts visuels (pixels déformés, textures incohérentes), des anomalies de proportions, ou des ruptures abruptes dans la continuité d’une image ou d’une séquence. Ces micro-défauts, loin d’être de simples erreurs, dévoilent la mécanique interne de l’algorithme et offrent un potentiel esthétique unique, en révélant des formes et des combinaisons inattendues.
Finalement, il n'y a rien de plus étrange et dérangeant que la tentative de perfection dans l'imitation de l'activité et du comportement humain. Et au contraire, on sort ici de la vallée de l'étrange avec les IA qui ont un comportement humain avec toutes ses failles, une rationalité toujours soumise aux caprices du hasard, et qui auront plus tard peut être des émotions ! La fiction a exploré ces possibilités, positivement avec la fable du robot-artiste d'Asimov, et même le risque d'un certain... excès dans le spectacle de ces nouvelles identités du mécanique (voir par ex. Westworld, ou Real humans).
La vision positive: le glitch et l'IA artiste malgré elle : dans son univers de robots imaginé d'Asimov dans sa fameuse suite SF, une artiste était célébrée pour l’extraordinaire créativité de son art ; mais lorsque, par inadvertance, un technicien modifia son algorithme de génération des émotions, son expression, auparavant subtile et inspirée, devint brutalement mécanique et sans intérêt.
Voir aussi l'interessante exposition "Le monde selon l'IA", au Musée du Jeu de Paume jusqu'au 21 Sept. 2025. On y voit les artistes jouant avec les différents glitch, hallucinations et spéculations.
Moins positivement, mais posant des vraies questions éthiques sur le futur de nos relations avec le non-humain, Westworld (film original de Michael Crichton en 1973 et série originale de 2016), présente un parc d’attractions « Far West » peuplé d’androïdes appelés « hôtes », programmés pour répondre aux désirs des visiteurs. Lorsque certains de ces robots commencent à développer une conscience imprévue et à se souvenir de leurs actions passées, les frontières entre humain et machine s’estompent... nous engageant à une réflexion sur la nature de la réalité, et de la responsabilité morale des humains face aux (de moins en moins) robots.
Références
Vous l'avez compris, je prends dans cet article le contrepieds de l'idée que l'IA "nous fait peur": je crois au contraire que nous avons atteint le point où les IA génératives nous ont sorti de la vallée de l'étrange. La thèse inverse est présentée dans cet article du National Geographic:

L'article original de Mori sur la Vallée de l'Etrange:

Quelques autres références:
